F. Duval, « La philologie française, pragmatique avant tout ? L'édition des textes médiévaux français en France », CR par A. Rochebouet - Reverdie

F. Duval, « La philologie française, pragmatique avant tout ? L’édition des textes médiévaux français en France », CR par A. Rochebouet

Dans Pratiques philologiques en Europe, actes de la journée d’étude organisée à l’École des Chartes le 23 septembre 2005, réunis et présentés par Frédéric Duval, Paris, École des chartes, 2006, p. 115-150.

jeudi 24 janvier 2008, par Anne Rochebouet

Compte rendu présenté lors de la séance du 23 janvier.

Cet article de synthèse sur les pratiques éditoriales françaises doit servir de point de référence pour une comparaison avec les autres pratiques, c’est-à-dire autant celles des éditeurs étrangers de textes en ancien français que celles des éditeurs français de textes médiévaux non vernaculaires, à savoir les textes médio-latins.

Or, élaborer une synthèse théorique des pratiques françaises n’est pas une entreprise aussi évidente qu’il y paraît comme le souligne Frédéric Duval dès l’abord de son article : « il peut sembler paradoxal d’examiner les pratiques françaises d’un point de vue théorique (fidélité à l’original, à l’archétype, fidélité au témoin) alors que “l’école française”, si elle existe, a renié depuis Joseph Bédier une conception théorique de la philologie pour adopter, affirme-t-elle, une attitude pragmatique ». (p. 115)

La France semble donc avant tout se caractériser par une absence de réflexion théorique au profit d’une approche avant tout pragmatique, variable selon chaque texte édité. Les deux seules constantes semblent être le refus des éditions reconstructionnistes et, souvent, la hantise de l’original.

Pour tenter cependant de brosser un tableau de la pratique française, Frédéric Duval s’attache d’abord à présenter le contexte historique et les conditions d’exercice qui ont eu une influence certaine sur les pratiques éditoriales : il montre ainsi la part de l’héritage théorique dans la pratique philologique française, mais aussi le poids des exigences des collections où sont publiées les éditions ainsi que de l’institution universitaire qui forme les éditeurs. Il interroge ensuite les pratiques mêmes des éditeurs de texte pour y discerner leurs présupposés ainsi que leurs points faibles et leurs points forts.

Héritages et conditions d’exercices de la pratique éditoriale française

Retracer les évolutions de la pratique éditoriale en France est nécessaire pour voir la part de l’héritage dans les pratiques actuelles, part très importante en France comme le montre l’auteur.

Les principes de la critique textuelle élaborés par Karl Lachmann (1793-1851) pénètrent rapidement en France (à partir de 1872), par l’intermédiaire de Gaston Paris (1839-1903). Elle donne lieu à des publications considérables (notamment dans la collection de la Société des Anciens Textes Français). Ce dynamisme français de l’édition est à replacer dans le contexte de rivalité franco-allemande de l’époque.

Joseph Bédier, un élève de G. Paris, développe en 1913 une méthode éditoriale plus légère dans son édition du Lai de l’Ombre. Le principal reproche fait à Lachmann est celui des stemmas bifides, auquel on aboutirait presque toujours (il s’agirait donc d’un vice de méthode). Il se propose à l’inverse de choisir un manuscrit de base qui ne sera pas nécessairement le plus voisin de l’original mais celui « qui présente le moins souvent de leçons individuelles, celui par conséquent qu’on est le moins souvent tenté de corriger [1] ». Ce témoin doit être ensuite, dans la mesure du possible, respecté.

On constate ensuite en France un abandon des éditions reconstructionnistes dans les années 1930, ce qui n’a pas été le cas à l’étranger.

Depuis l’entre-deux-guerres, l’école française se maintient sur cette position bédiériste en se méfiant des discussions théoriques, et en affichant une attitude pragmatique : il faut élaborer des pratiques spécifiques suivant le texte édité. Pour F. Duval, cette position est « plus rassurante et moins lourde » (p. 117).

On assiste donc à un retrait théorique qui se voit notamment avec le refus des éditeurs français d’entrer dans la polémique causée par le livre de Bernard Cerquiglini, l’Éloge de la variante, publié en 1989. C’est surtout outre-Atlantique qu’il a été reçu comme un manifeste censé dépoussiérer la philologie et établir les bases d’une discipline renouvelée. Des débats violents ont été menés, à la fois dans des colloques et à travers des périodiques [2], mais à l’étranger et sans participation française, à l’exception notable de Philippe Ménard. Lorsqu’on réfléchit en France sur la pratique éditoriale, on le fait à la lumière de l’histoire de la discipline : il s’agit plus d’une histoire de la théorie que d’une théorisation, comme le montre la place accordée à l’histoire de la discipline dans les quelques manuels d’édition publiés. L’autre axe de réflexion est synthétique : les pratiques éditoriales ont ainsi donné lieu à des bilans sur les évolutions méthodologiques, en particulier à la fin du siècle dernier.

À la lumière de ces travaux, l’auteur se demande s’il existe une école française. Une école supposant une méthode définie enseignée par des maîtres et suivie par des disciples, il conclut par la négative et constate même que le refus d’une réflexion théorique sur l’édition a conduit beaucoup de jeunes éditeurs à être bédiéristes sans le savoir. On a ainsi une absence de débat et un consensus méthodologique désormais presque inconscient. Les éditeurs étrangers (Jean Rychner, Anthonii Dees, ...) n’ont de plus que peu d’influence sur les pratiques françaises.

En l’absence d’une véritable école, F. Duval, pour retracer l’évolution des pratiques, choisit d’évoquer des personnalités qui ont joué un rôle important dans le domaine de l’édition : Félix Lecoy (1903-1997) bédiériste mais surtout pragmatique, prônant l’authenticité du texte, Jacques Monfrin (1924-1998) pragmatique tempéré par un lachmanisme modéré, Philippe Ménard (1935-) partisan d’une voie moyenne, très pragmatique, et enfin Gilles Roques, lexicographe et lexicologue.

F. Duval s’attache ensuite à décrire rapidement le panorama éditorial puisque les collections qui publient les travaux peuvent également conditionner la présentation, voire l’élaboration, des éditions.

Il constate tout d’abord que c’est en vertu de leurs qualités littéraires supposées que l’immense majorité des textes a été et est encore éditée. Ils le sont dans deux types de collections, d’érudition universitaire ou de poche, même si l’écart entre les deux tend aujourd’hui à se réduire.

Les éditions universitaires sont dominées par deux maisons spécialisées : Droz à Genève (Textes littéraires français, à partir de 1945 et les Publications romanes et françaises qui présentent un apparat plus lourd) et Champion à Paris (Classiques Français du Moyen Âge, à partir de 1910, surtout d’obédience bédiériste).

Les collections de poche sont assez variées : si la Bibliothèque Médiévale créée par Paul Zumthor chez 10/18 a été abandonnée, les Lettres Gothiques dirigées par Michel Zink depuis 1990 pour le Livre de Poche rencontrent un grand succès. On y trouve des textes repris d’une édition de référence et accompagnés d’une traduction, mais aussi quelques rééditions élaborées à partir de manuscrits qui n’avaient pas servi de base antérieurement (Roman de Troie, d’Eneas ou le Haut livre du Graal). L’apparat critique tout comme l’introduction linguistique et le glossaire sont allégés. Il faut aussi citer la collection Champion classiques : Moyen Âge, dont la direction littéraire infléchit les pratiques éditoriales. Enfin, la Pléiade a publié quelques volumes, qui sont plutôt destinés à un public cultivé amateur, comme en témoignent leur mise en page ainsi que la place de l’apparat en fin de volume.

F. Duval souligne la part non négligeable de l’aspect commercial sur les pratiques éditoriales : l’opportunité de publier dans des collections présentant un apparat réduit comme les collections de poche favorise des travaux souvent rapides mais aussi des éditions conservatrices. Cependant, les dix dernières années montrent une augmentation du travail de première main comme de la place de l’apparat dans ces collections, ce qui pourrait entraîner une modification à terme des exigences basiques de celles-ci.

L’auteur examine ensuite la place de la philologie dans le paysage universitaire français qui peut conditionner, autant que la forme des publications, la formation des futurs éditeurs de texte. Or il constate que la philologie est absente de l’université française, car elle est divisée entre les départements de langue et de littérature, tandis que les disciplines qui lui sont liées comme la codicologie ou la paléographie dépendent plutôt du département d’histoire. Cette situation résulte de la séparation, sous l’influence du positivisme au 19ème, siècle entre les disciplines s’attachant à la matérialité du texte et celles qui traitent de son interprétation. La philologie connaît de plus des pratiques totalement divergentes suivant les textes auxquels elle s’applique : les différences entre l’édition des textes classiques, celle des textes médiévaux et la critique génétique empêche qu’elle soit considérée comme un socle commun aux enseignements. Peu d’institutions enfin forment à l’édition de texte, et on a plus affaire à des étudiants non philologues qui se forment peu à peu.

Les pratiques éditoriales

Après avoir présenté les conditions historiques et institutionnelles qui ont influencé et influencent les pratiques éditoriales françaises, F. Duval s’attache à questionner les pratiques mêmes des éditeurs à partir de quatre notions : l’original, l’archétype, le texte du manuscrit et le texte de l’édition. L’attitude des éditeurs face à ces quatre états du texte lui semble en effet révélatrice de leurs pratiques.

Il constate d’abord un flottement dans l’appréhension de ces différents statuts du texte qui conduit à une confusion entre ces derniers, dommageable pour la réflexion éditoriale. Cela se voit en particulier dans les introductions où le texte étudié est implicitement celui de l’auteur et non celui de l’édition.

On passe ensuite en revue les avantages comme les inconvénients des différentes positions qui mettent en jeu ces quatre statuts du texte.

- fidélité au sens originel au-delà de l’archétype. Pour de nombreux éditeurs français, derrière Félix Lecoy, le concept d’original est totalement étranger au Moyen Âge, et il vaut donc mieux chercher à présenter un texte indiscutablement authentique, comme celui contenu dans un manuscrit, que de chercher à reconstituer une réalité anachronique.

Cependant, beaucoup d’éditeurs cherchent à concilier la fidélité au témoin et celle à l’auteur, autrement dit à l’original. C’est en particulier le cas des partisans de la voie moyenne comme Philippe Ménard « qui entérine une pratique commune en France mais qui n’avait pas jusqu’alors été formalisée » (p. 136). Celui-ci en effet affirme que « suivre naïvement un copiste, c’est toujours trahir l’auteur. Il y a place pour une voie moyenne où l’on conserverait les leçons isolées des manuscrits lorsqu’elles ne sont ni des innovations fâcheuses ni des erreurs manifestes, où l’on corrigerait les passages gravement fautifs [3] ». La position des historiens est ici moins problématique : le plus important à leurs yeux étant l’accès à la teneur originelle du message, la combinaison pour ce faire de manuscrits incomplets ou linguistiquement et chronologiquement hétérogènes n’est pas jugée comme un obstacle rédhibitoire.

F. Duval regrette que le fait de prendre seulement en compte le texte jugé authentique d’un manuscrit de base comme c’est le cas majoritairement en France évacue souvent totalement la question de l’original, qui aurait pu au moins être posée et traitée dans l’apparat critique.

- fidélité à l’archétype. Cela pose la question du stemma, sans lequel on ne peut déterminer d’archétype. Comme de plus en plus d’éditeurs français considèrent que les relations qu’entretiennent les manuscrits sont trop complexes pour être résumées par un stemma, ce dernier a tendance à disparaître. L’éditeur ne se pose plus alors la question de la totalité de la tradition manuscrite mais seulement celle du choix du manuscrit de base. De ce fait, il n’est souvent pas choisi en fonction de ses relations avec l’archétype mais sur des critères comme : « la complétude, l’ancienneté, la meilleure intégralité du texte, l’absence ou la moindre proportion de remaniements » [4]. C’est le critère de l’écart chronologique entre la rédaction et le manuscrit de base qui prime le plus souvent, alors même que l’on sait que les manuscrits les plus récents ne sont pas forcément les plus mauvais (même si cette notion est plus facile à appliquer en latin où la variation diachronique est moindre).

- fidélité au témoin : La plupart des éditions comportent une protestation de reproduction fidèle du manuscrit de base choisi, ce qui peut sembler étrange à l’époque où d’autres moyens, de l’édition diplomatique à la photo numérique, permettent une reproduction bien plus fidèle que celle à laquelle se livrent les éditeurs. De plus, la fidèlité au témoin, seul authentique, passe forcément par un éloignement de l’original, ce qui ne semble pas être perçu par tous les éditeurs.

Cette fidélité joue dans deux opérations constitutives de toute édition : la transcription et la correction. Si les règles de transcription [5] ont tendance à inscrire la mise en page du manuscrit de base dans la transcription qui en est donnée, traduisant ainsi les nouveaux intérêts des chercheurs pour le rapport entre texte et image, le traitement des graphèmes et des allographes, ainsi que de la césure des mots et de la ponctuation est bien moins développé. C’est à chaque fois le code graphique moderne qui est utilisé, ce qui est inévitable pour la lisibilité des éditions, mais qui devrait donner lieu à un compte rendu, au-moins bref, des pratiques médiévales rencontrées.

Pour les corrections, c’est avant tout le critère d’intelligibilité, plus que la notion de faute, qui est mis en avant. Mais ce principe flou conduit à des pratiques éditoriales très diversifiées, car si la faute ne peut être déterminée que par rapport à l’archétype ou à l’original, l’intelligibilité est fonction d’un lecteur médiéval supposé ou plus souvent du lecteur contemporain. Suivant ce principe ne devraient donc être corrigées que les erreurs évidentes qui nuisent à la compréhension du texte, ce qui pose le problème de la relativité de la notion d’erreur, en particulier au niveau linguistique. On a en effet une perception très normative de la langue aujourd’hui en France, à l’opposé de la conscience linguistique vernaculaire des locuteurs médiévaux (ce qui se voit par exemple en syntaxe avec les accords). Ces corrections normalisatrices risquent de donner une image déformée des futurs corpus textuels, qui serviront à leur tour de source aux futures grammaires de la langue médiévale. Dans le cas d’éditions visant à faciliter la lecture du texte, il vaudrait donc mieux parler de modernisation vulgarisante bien plus que de correction.

Enfin, le traitement des variantes est très divers, et n’a pas été modifié par les théories sur la mouvance ou la variance du texte médiéval. Un apparat complet est jugé onéreux et source de confusion, et beaucoup soulignent, pour justifier un apparat critique non exhaustif, que toutes les variantes ne sont pas exploitables. Mais cette position soulève le problème des lecteurs de la future édition : les linguistiques et les littéraires ne s’intéressent pas aux mêmes variantes. Une solution intermédiaire pour l’auteur consisterait à donner un choix et un classement des variantes omises.

F. Duval termine sa synthèse en s’attachant à la présentation matérielle des éditions qui, derrière une homogénéité des titres des chapitres, est en fait très hétérogène. L’auteur développe surtout ici ce qui est selon lui le point faible des introductions françaises, à savoir l’étude linguistique, pourtant fondamentale. Elle doit en effet contribuer à la localisation et à la datation du texte, favoriser son établissement par la mise en évidence du système linguistique du copiste, contribuer à la compréhension du texte et enfin nourrir la connaissance générale de la langue. Cette faiblesse s’explique sans doute par la formation des éditeurs français, plus littéraires que linguistes.

En détaillant entre phonétique, morpho-syntaxe et lexique, F. Duval souligne les erreurs de méthode les plus fréquentes (épingler une forme rare en morpho-syntaxe sans tenir compte de sa fréquence par exemple) et conclut en préconisant une limitation des objectifs de l’introduction linguistique qui pourrait être rendue possible par l’établissement coinjointement avec des linguistes de grilles d’analyse systématiques qui permettraient une meilleure connaissance de la langue médiévale.

Index, annexes et glossaires sont évoqués, en insistant pour ces derniers sur les efforts récents des éditeurs sous l’influence des comptes rendus de lexicographes comme Gilles Roques.

F. Duval reconnaît dans sa conclusion que le bilan qu’il a dressé peut sembler plutôt négatif. Le principal problème pour lui tient aux principes d’édition exposés dans les introductions qui, repris presque mécaniquement aux éditions antérieures, sont en décalage avec l’évolution des pratiques. « L’insuffisance de la réflexion méthodologique conduit à revendiquer un pragmatisme qui n’est souvent que de façade » (p. 149) puisque les règles, qui ne sont que partiellement formulées, varient de fait très peu suivant les textes édités. On ne pourra donc que suivre l’auteur et inviter à un renouveau de la réflexion méthodologique et pratique qui devrait permettre de combiner les différentes méthodes traditionnelles et de les orienter suivant les lectures nouvelles des textes médiévaux théorisées récemment par les sémioticiens et les herméneutes.

Notes

[1] Le lai de l’Ombre par Jean Renart, éd. Joseph Bédier, Paris, Société des anciens textes français, 1913, p. XLII

[2] Cf le numéro spécial de Speculum, t. 65, 1990, ainsi que deux volumes collectifs, l’un dirigé par K. Busby, l’autre par M-D. Glesgen et F. Lebsanft

[3] « Réflexions sur la Nouvelle Philologie » ds M-D. Glessgen et F. Lebsanft, Alte und neue Philologie, Tübingen, 1997, p. 27

[4] Fierabras, éd. Marc le Person, Paris, 2003, (CFMA 142), p. 72-73

[5] Règles établies par Paul Meyer en 1909 puis reprises par Mario Roques et enfin reprises et complétées par l’École des Chartes dans les Conseils pour l’édition des textes médiévaux, fascicule I, Pascale Bourgain, Olivier Guyot-Jeannin, Marc Smith et Françoise Vielliard, Paris, École des Chartes, 2001