Caroline Pernot, Le discours indirect libre médiéval : épistémologie et enjeux méthodologiques - Reverdie

Caroline Pernot, Le discours indirect libre médiéval : épistémologie et enjeux méthodologiques

dimanche 16 mars 2008, par Anne Rochebouet

Caroline Pernot (caroline.pernot@atilf.fr) fait partie de la GLFA, équipe membre de l’ATILF (Analyse et Traitement Automatique de la Langue Française), CNRS / Université Nancy 2 (UMR 7118).

Présentée lors de la séance du 22 février.

Au cours de nos travaux sur le discours indirect libre contemporain, allemand et français [1], nous avons été amenée à dépasser le cadre synchronique de notre analyse et à examiner le discours indirect libre (abrégé dorénavant par DIL) dans des états antérieurs de langue. La raison était double :

- La première raison était liée à l’analyse de corpus.

Le DIL tel que nous le connaissons aujourd’hui est une forme de rupture par rapport à la forme de discours rapporté illustrée dans l’exemple 1, soit un discours rapporté contenant un premier discours indirect régi (DI régi) et suivi de plusieurs discours indirects avec ellipse du verbe introducteur (DI elliptiques).

1. Quand elle me vit au point où elle me voulait, elle mit plus de modération dans ses caresses, mais non dans sa vivacité ; et quand il lui plut de nous expliquer la cause vraie ou fausse de toute cette pétulance, elle nous dit que je ressemblais, à s’y tromper, à M. de Brémond, directeur des douanes de Toscane ; qu’elle avait raffolé de M. de Brémond ; qu’elle en raffolait encore ; qu’elle l’avait quitté parce qu’elle était une sotte ; qu’elle me prenait à sa place ; qu’elle voulait m’aimer parce que cela lui convenait ; qu’il fallait, par la même raison, que je l’aimasse tant que cela lui conviendrait ; et que, quand elle me planterait là, je prendrais patience comme avait fait son cher Brémond. Ce qui fut dit fut fait. (Rousseau, Confessions, Tome I. Livre septième, Paris : Gallimard, 1963, p. 487)

Dans les usages, le DIL a supplanté cette forme, dont Flaubert dénonçait l’intolérable « cacophonie » générée par l’accumulation de subordonnants. Il reste que l’analyse du DIL, de son emploi et de ses effets discursifs, demande que l’on tienne compte de cette forme « préhistorique ».

Nous observons toutefois chez ce même Flaubert que le DI régi, le DI elliptique et le DIL s’inscrivent dans une certaine continuité, comme le montre de manière particulièrement nette l’exemple 2. Pour rapporter l’intervention du personnage de Frédéric, le narrateur choisit d’abord un DI régi, puis poursuit avec deux propositions subordonnées elliptiques, et glisse finalement vers un DIL, pour lequel une introduction par un verbum dicendi est impossible.

2. Et il se lança dans un verbiage très embrouillé, pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures, qu’il avait des affaires à n’en plus finir, que même sa fortune était compromise… enfin que les circonstances politiques s’y opposaient. Donc le plus raisonnable était de patienter quelque temps. Les choses s’arrangeraient, sans doute : du moins, il l’espérait . (Flaubert, Éducation Sentimentale, cité par Lips 1926 : 113-114)
- pour lui faire entendre qu’il était retenu par des considérations majeures (Flaubert)
- pour lui faire entendre qu’il avait des affaires à n’en plus finir
- pour lui faire entendre que même sa fortune était compromise…
- * pour lui faire entendre qu’enfin les circonstances politiques s’y opposaient.
- * pour lui faire entendre que donc le plus raisonnable était de patienter quelque temps.
- * pour lui faire entendre que les choses s’arrangeraient, sans doute : du moins, il l’espérait.

La question que posaient de tels exemples était donc celle de la genèse du DIL et des liens qu’il entretient avec le DI, dans une perspective tant synchronique que diachronique.

– La deuxième raison était théorique.

Il est un fait que le DIL a été mis à l’honneur par le roman européen de la deuxième moitié du 19e siècle et placé sous le patronage de Flaubert. La question qui se pose en observant l’épanouissement d’une forme narrative à un moment donné de l’histoire littéraire est celle de la corrélation entre cette période et le fait linguistique. En d’autres termes, le DIL est-il l’apanage de la prose littéraire du 19e siècle, ou est-il un fait linguistique observable, peut-être même déjà observé, à des époques antérieures ?

Dès les premiers travaux linguistiques sur le DIL, soit les années 1890, la question de l’origine du DIL a été posée. Elle a reçu jusqu’à aujourd’hui diverses réponses, qui peuvent se résumer à deux thèses antagonistes, les uns affirmant que le DIL est né au 19e siècle, les autres avançant qu’il existe déjà dans la littérature médiévale.

Nous souhaitons analyser les arguments des deux parties et mettre en lumière leurs fondements conceptuels et leur méthodologie. Au-delà de l’examen d’un débat récurrent dans la recherche sur le DIL, la question qui nous sert de fil conducteur consiste à savoir s’il est possible d’aboutir à une définition du DIL qui permette d’unifier les vues sur un plan diachronique. Cette définition du DIL devra tenir compte de la double caractéristique du DIL (illustrée par les exemples 1 et 2) consistant à se placer dans un continuum de formes avec le DI tout en étant en rupture avec ce dernier.

1. Caractéristiques énonciatives et syntaxiques du discours indirect libre

Le DR est un phénomène métaénonciatif, qui correspond à la représentation d’une situation d’énonciation dans une autre situation d’énonciation. Cette représentation se réalise selon deux modes fondamentaux : soit le mode direct, si le discours contient les repères énonciatifs de l’énonciateur cité, soit le mode indirect, lorsque ces repères sont transposés dans la situation de l’énonciateur citant.

Le DIL est une forme de représentation de discours dans laquelle les deux énonciations sont produites en parallèle l’une de l’autre et qui se réalise dans un énoncé qui a la forme d’une proposition indépendante. Il est un mode hybride, puisque certains repères énonciatifs de l’énonciateur cité sont conservés (en général, le temps adverbial, la linéarisation de l’énoncé, le type d’énoncé, les exclamations et interjections) tandis que d’autres sont transposés (la personne, et en général le temps verbal). Il est en outre un DR interprétatif, puisqu’il n’est pas introduit par un verbe du dire. Il n’est pas un DI avec un simple élision du verbe, comme le rappelle l’exemple 3. Le DI procède par réduction à une seule situation d’énonciation, celle du rapporteur, et ne tolère pas ou peu les marques énonciatives de l’énonciateur cité, tandis que le DIL est un discours contenant deux cadres énonciatifs.

3. - Vous dites qu’il y a du monde ? reprit Nana, toujours assise, se reposant.
- Oui, madame, trois personnes.
Et elle nomma le banquier le premier. Nana fit une moue. Si ce Steiner croyait qu’elle se laisserait ennuyer, parce qu’il lui avait jeté un bouquet la veille !
- D’ailleurs, déclara-t-elle, j’en ai assez. Je ne recevrai pas. Allez dire que vous ne m’attendez plus. (Zola, Nana, Paris : Gallimard, 1961, p. 135)

* Elle déclara que si ce Steiner croyait qu’elle se laisserait ennuyer, parce qu’il lui avait jeté un bouquet la veille !

2. Le postulat de l’inexistence du DIL dans la littérature médiévale

La thèse de l’absence du DIL dans la littérature médiévale est défendue par les linguistes suivants :
- Lerch (1922)
- Lips (1926)
- Bakhtine (1977 et 1978)
- Banfield (1979)
- Coulmas (1986).

Nous examinerons les arguments avancés à l’appui de cette thèse en nous référant à la figure centrale de Bakhtine (1977 et 1978). L’ouvrage Le marxisme et la philosophie du langage [2] contient l’argumentaire le plus complet et le plus nourri, fait de plus la synthèse des vues de Lerch (1922) et de Lips (1926) et aboutit à des conclusions qui sont reprises par Banfield (1979) et Coulmas (1986).

2.1 Langage, société et littérature selon Bakhtine

Les analyses de Bakhtine sur le DIL s’inscrivent dans le cadre de sa théorie du langage. Selon Bakhtine, le langage s’exprime dans la langue et se réalise dans la littérature en reflétant l’homme et sa réalité sociale. Le linguiste russe dénonce « l’objectivisme abstrait » des courants linguistiques qui font abstraction du sujet parlant (Bakhtine 1977 : 197 et 217). Ainsi, dans son étude du discours rapporté, et plus particulièrement du DIL, son objectif est d’analyser « le discours indirect libre et les tendances sociales qu’il exprime » (Bakhtine 1977 : 218ss).

Cette forme d’écriture narrative qui se propage dans le roman en prose européen de la fin du 19e et du début du 20e siècles est décrite comme une forme « encore vivant[e] » dans laquelle « bat encore le pouls de l’évolution » (Bakhtine 1977 : 205). Elle est selon l’auteur une forme de rupture qui reflète les bouleversements idéologiques de cette époque, la transition entre le monde d’hier (S. Zweig) et la société moderne. La littérature prend la mesure de cette évolution et dresse des tableaux de société dans lesquels s’effrite l’ancienne vision du monde. Les romans de Dostoïevski, Flaubert, Zola, ou Thomas Mann se caractérisent par une décentralisation de la conscience narrative :

4. Le roman, c’est l’expression de la conscience galiléenne du langage […]. Le roman présuppose la décentralisation verbale et sémantique du monde idéologique, une conscience littéraire qui n’a plus de place fixe […]. (Bakhtine 1978 : 183)

La décentralisation s’illustre dans la langue par l’emploi du DIL, car celui-ci est une forme où coexistent deux énonciateurs, deux subjectivités. Si le discours cité est avec le DD et le DI l’objet du récit, il est avec le DIL le récit lui-même. Le narrateur du DIL n’a pas une position dominante par rapport au discours cité de ses personnages, mais une position de compromis. Le DIL représente une forme de rupture idéologique, où les dires des personnages, même lorsque ceux-ci sont discordants par rapport aux normes sociétales, sont élevés à la dignité du narrateur (exemple 5), qui traditionnellement était le représentant des valeurs dominantes de la société.

5. Il voulut plaisanter. […] Clarisse, qui s’était adossée contre un mur afin de boire tranquillement un verre de kirsch, haussait les épaules. En voilà des affaires pour un homme ! Est-ce que, du moment où deux femmes se trouvaient ensemble avec leurs amants, la première idée n’était pas de se les faire ? C’était réglé, ça. Elle, par exemple, si elle avait voulu, aurait arraché les yeux de Gaga, à cause d’Hector. Ah ! Ouiche ! Elle s’en moquait. Puis, comme La Faloise passait, elle se contenta de dire :
- Écoute donc, tu les aimes avancées, toi ! Ce n’est pas mûres, c’est blettes qu’il te les faut. (Zola, Nana, Paris : Gallimard, 1961, p. 186)

À partir de cette description du DIL, Bakhtine conclut que ses caractéristiques s’opposent à sa présence dans la littérature médiévale. Il formule trois arguments : syntaxique, narratologique et prosodique.

2.2 Plan syntaxique

Bakhtine concède, avec Lerch (1922), que les textes médiévaux français contiennent quelques (rares) formes qui sont proches du DIL. Mais en tenant compte de la syntaxe du discours indirect régi, beaucoup plus souple qu’elle ne l’est en français moderne, il avance que ces formes sont en réalité des avatars nés de la chute de la subordination (verbe introducteur et subordonnant) du DI régi. Elles seraient donc des variantes syntaxiques du DI régi mais ne représenteraient pas une forme énonciative à part entière.

2.3 Plan narratologique

L’énonciation en parallèle que réalise le DIL repose sur une écriture romanesque et une conscience narrative complexe qui, d’après Bakhtine, ne sont pas présentes dans la littérature du Moyen-Âge. Les personnages y sont de simples porte-voix du narrateur. La vision du monde est commune au narrateur et à ses personnages et donne une structure signifiante unique au monde diégétique. Or, pour qu’il y ait fusion des voix, il faut que ces deux voix soient distinctes. Les subjectivités du narrateur et du personnage ne peuvent pas être confondues, puisqu’elles ne sont pas dissociées au départ. Le DIL est donc une construction narrative non pertinente dans la littérature médiévale.

2.4 Plan prosodique

Le troisième argument est de nature prosodique, Bakhtine affirmant que la lecture orale des textes ne permet pas de réaliser un énoncé hybride. Bakhtine rappelle que le DIL est une structure dans laquelle se rencontrent « les accents du héros et ceux de l’auteur dans les limites d’une seule et même construction linguistique » (Bakhtine 1977 : 214). S’appuyant sur le fait qu’il n’est pas possible de réaliser une courbe intonatoire qui ne trahisse pas à quel énonciateur l’énoncé se rattache, il conclut qu’un énoncé oral fait perdre par hypothèse au DIL sa spécificité.

En somme, cette thèse défendue de Lerch (1922) à Coulmas (1986) voit dans le DIL un procédé narratif de la modernité. Les auteurs relèvent certes des formes médiévales similaires à celles observées dans les textes contemporains, mais ils les décrivent comme des formes uniquement apparentées, compte tenu du fait que les structures narratives, syntaxiques et prosodiques modernes et médiévales diffèrent fondamentalement.

3. La présence attestée de DIL dans les textes médiévaux

La thèse de l’inexistence du DIL dans la littérature médiévale n’a pas manqué de susciter des réactions. Les travaux de ces dernières décennies ont pour objectif de démontrer l’existence de DIL :
- Grad (1965)
- Meiller (1966)
- Cerquiglini (1981 et 1984)
- Rychner (1987)
- Bruña Cuevas (1988 : 421 et 445)
- Marnette (1998 : 113)
- Forget et al. (2004)

L’étude la plus approfondie et la plus documentée est celle de Marnette (1998), qui a l’avantage de proposer des analyses narratologiques novatrices. Sans remettre en cause le fait que la littérature repose sur une vision du monde unique et cohérente, Marnette (1998 : 181ss) montre que la représentation narrative se prête à des nuances, que la conscience et la vision du monde du narrateur est distincte de celle du personnage, et que le DIL est un procédé privilégié pour dévoiler cette complexité. L’auteure conclut :

6. Contrairement à certaines idées reçues (Lips 1929 : 125-126 ; Coulmas 1986 : 10 citant Bakhtine), les DIL médiévaux ne sont donc pas le résultat d’une mélange involontaire de la part d’un narrateur « primitif » entre son discours à lui et celui de ses personnages ! (Marnette 1998 : 133)

La littérature médiévale contient de nombreux discours indirects hybrides, qui relèvent d’une stratégie narrative ciblée. Le DIL est par exemple employé dans une situation narrative de prospection, annoncé par l’indice « parole as Bougres » :

7. Les Bougres fet a soi venir ;
priveement parole as Bougres,
du sien leur promet mout granz logres ;
il leur promet de son tresor
sis mulz chargiez d’argent et d’or ;
meinent le en terre pleiniere
ou la vitaille ne soit chiere,
car il sevent bien le regné,
com li houme qui en sont né.
Se il nel font, jure mout fort
sempres seront livré à mort.

Cil ont poour de perdre vie […]. (Le Roman de Thèbes : 6960-6971, cité par Forget et al. 2004 : 185) [3]

Il permet également d’adopter une focalisation interne afin d’exprimer le doute du personnage :

8. Li rois ne dort pas, ainçois veille,
a ses amis privez conseille.
Vers tel ost com se contendra ?
Fera pes ou se combatra ?

Athes parla premierement […]. (Le Roman de Thèbes : 3741-3745, cité par Forget et al. 2004 : 189) [4]

En outre, des études comparatives du discours rapporté dans les romans en vers et les romans en prose (Cerquiglini 1981 ; Marnette 2006) ont montré que les DIL des romans en vers sont majoritairement reformulés en d’autres types de DR lorsque les œuvres en vers sont adaptées en prose. Cette modification montre que le DIL est un procédé employé consciemment en fonction de certains environnements textuels et narratifs.

4. Vers un concept polyfonctionnel

Le débat contradictoire nous place devant la question de l’unicité du concept de DIL à travers différents états d’une langue et s’articule autour des points méthodologiques suivants :

4.1 La confusion entre le discours et l’énonciation

Point n’est besoin d’être marxiste pour être frappé par la coïncidence entre l’épanouissement d’un genre de discours dans plusieurs pays européens, soit le roman naturaliste et réaliste, et l’apparition d’un phénomène de discours, soit l’emploi prolifique du DIL.

Pour autant – et selon nous il s’agit de la faiblesse de l’analyse de Bakhtine, au demeurant très perspicace –, la définition du fait énonciatif qu’est le DIL ne doit pas inclure les traits discursifs liés à une mouvance littéraire. Le DIL est un fait métaénonciatif qui fait coexister deux situations d’énonciation (au sens de Benveniste) et le DIL de la prose européenne de la fin du 19e n’est qu’une manifestation discursive du DIL (discours au sens de norme et usage collectifs dans le cadre duquel l’énonciation se réalise). Le métadiscours de Bakhtine et de ses pairs est finalement dépendant du corpus qui a fait la gloire du DIL.

4.2 La syntaxe

La question de la syntaxe est une pierre d’achoppement pour notre tentative d’unification. Il est manifeste que le DIL médiéval se situe dans le prolongement du DI introduit. Il y a un net continuum des marques linguistiques et des réalisations dans les textes entre le DI introduit, puis le DI elliptique, ou libéré [5], comme le nomme Buridant (2000 : 676), et enfin le DIL (Grad 1965 ; Rychner 1987 ; Buridant 2000 : 676 ss ; Forget et al. 2004 : 186). Or, si le critère syntaxique est opérant pour les textes médiévaux (« le style indirect libre se caractérise par l’absence de verbe introducteur » Buridant 2000 : 677), il est insuffisant pour le DIL actuel, comme nous l’avons rappelé.

Il est donc nécessaire de convoquer la notion de continuum : le DIL ne connaît pas un seul type de réalisation, mais une palette de formes, qui se situent dans une proximité énonciative, syntaxique - et narratologique - plus ou moins grande vis-à-vis du DI régi.

Ce sont bien sûr les DIL saturés des sociolectes et idiolectes des personnages qui ont fait la fortune du DIL au 19e siècle (exemple 5). Pour ces DIL, toute subordination à un verbe introducteur était impossible, tant l’hybridité et la présence de l’énonciateur cité était forte. Mais il ne faut pas oublier qu’on observe également à cette époque certains DIL qui peuvent se ramener à un DI avec élision du verbe introducteur, comme le montre l’exemple suivant (exemple 9).

9. - Voilà, messieurs, reprit-elle. Une autre fois, j’espère donner davantage.
Ils n’avaient plus de prétexte, ils saluèrent, en se dirigeant vers la porte. Mais, au moment où ils allaient sortir, de nouveau la sonnerie éclata. Le marquis ne put cacher un pâle sourire, tandis qu’une ombre rendait le comte plus grave. Nana les retint quelques secondes, pour permettre à Zoé de trouver encore un coin. Elle n’aimait pas qu’on se rencontrât chez elle. Seulement, cette fois, ça devait être bondé. Aussi fut-elle soulagée, lorsqu’elle vit le salon vide. Zoé les avait donc fourrés dans les armoires ?
- Au revoir, messieurs, dit-elle, en s’arrêtant sur le seuil du salon. (Zola, Nana, Paris : Gallimard, 1961, p. 139)

Elle se disait qu’elle n’aimait pas qu’on se rencontrât chez elle.
* Elle pensa que seulement, cette fois, ça devait être bondé.
* Elle se demanda si Zoé les avait donc fourrés dans les armoires ?

Le DIL est à situer sur un continuum de marques énonciatives et syntaxiques. Récuser l’existence de DIL médiéval au prétexte que celui-ci est proche du DI régi ne tient pas compte des réalisations en français moderne, qui ne sont pas toutes d’une hybridité telle que l’ajout d’un verbum dicendi en introduction serait impossible, comme en témoigne également l’exemple 10, extrait de la littérature contemporaine, où le DIL est au service d’une prose simple et économe.

10. Lauren se leva et demanda à l’infirmière de téléphoner à sa mère. Elle allait rester là toute la nuit et il faudrait que quelqu’un prenne soin de sa chienne Kali. (Lévy, Vous revoir, Paris : Laffont, 2005, p. 24)

Lauren se leva et demanda à l’infirmière de téléphoner à sa mère. Elle lui expliqua qu’elle allait rester là toute la nuit et qu’il faudrait que quelqu’un prenne soin de sa chienne Kali.

4.3 L’oralité

Le dernier élément que nous examinerons est celui de l’oralité.

4.3.1 L’oralité comme canal de communication

Selon Bakhtine, le DIL est exclu de l’oralité puisque la lecture à haute voix trahit à quel énonciateur se rattache l’énonciation. Cet argument n’a pas été relevé par ses opposants, ni a fortiori réfuté. Selon nous, rien n’interdit pourtant de penser que le DIL puisse être proféré et que le narrateur apporte de manière impressionniste des prosodèmes symptomatiques des personnages cités.

4.3.2 L’oralité comme paramètre sociologique

Le dernier aspect porte sur un point qui reste à développer dans la recherche. Quels sont les situations de discours qui font émerger le DIL ? Le DIL est-il un phénomène exclusivement littéraire ? Peut-il apparaître à l’oral dans des situations non littéraires, par exemple dans des dialogues familiers du quotidien ?

Ces questions furent posées dès les premières recherches sur le DIL à la fin du 19e siècle. Si certains ont formé l’hypothèse qu’il était une forme élaborée d’écriture littéraire, d’autres envisagent qu’il existe à l’oral, certains avançant même que son origine se situe dans les échanges oraux, spontanés et informels. Ces questions n’ont pas encore été explorées de manière suffisante, ni dans la recherche sur le français contemporain, ni dans la recherche médiéviste. Il nous semble que malgré les difficultés propres que pose l’investigation de l’oralité au Moyen-Âge, il n’est pas exclu que la recherche sur les textes médiévaux puissent apporter des réponses qui coïncident avec les premiers éléments de réponse que fournissent les corpus contemporains.

Les attestions que pourront fournir les corpus sont de deux types :
- soit elles seront issus de corpus oraux authentiques (Marnette 2002 le montre déjà de façon très convaincante)
- soit elles seront issues de corpus littéraires écrits. Bien entendu, l’oral tel que le représente la littérature n’est qu’une mimesis de l’oral, mais malgré cette réserve, l’étude des paroles représentées dans la littérature reste un moyen d’investigation de l’oralité, que ce soit dans la littérature médiévale ou moderne.

Une occurrence de DIL oral se trouve dans La Chanson de Roland :

11. Blancandrins dit à Marsile
Mandez Carlun…
Fedeilz servises… Vus li durrez, …
D’or et d’argent muls cargez, …
Ben en purrat luer ses soldeiers…
En France ad Ais s’en deit ben repairer.
Vus le siurez à la feste seint Michel,
Si receverez la lei de chretiens,
Serez si hom par honor et par ben…
(Chanson de Roland, cité par Lerch 1922 : 109, Lips 1926 : 120, discuté par Banfield 1979 : 16ss) [6]

Blancandrins imagine une ruse qu’il emploiera contre Charlemagne. Les énoncés sont interprétés comme un DIL car il ne s’agit pas de la projection de faits futurs, mais de la représentation du discours que devra tenir Marsile pour tromper Charlemagne.

Conclusion

Il est frappant de constater les différences méthodologiques dans les recherches effectuées : les linguistes postulant la non existence du DIL dans la littérature médiévale se sont appuyés de manière théorique sur des arguments syntaxiques, narratologiques et prosodiques. À l’inverse, les linguistes qui ont montré son existence dans la littérature du Moyen-Âge ont adopté une démarche empirique et corpus-driven pour proposer une révision des thèses qui avaient été formulées.

Afin d’aboutir à un concept polyfonctionnel, qui couvre à la fois les manifestations en ancien français et en français moderne, mais également les manifestations orales et écrites, il est important de séparer ce qui relève de la nature du phénomène, c’est-à-dire les traits définitoires, donc énonciatifs, de ce qui relève d’un usage. Il apparaît que la prose du 19e siècle - l’âge d’or du DIL - ne recouvre pas toutes les manifestations du DIL. Les autres manifestations temporelles et discursives du DIL restent à étudier de manière aussi approfondie, notamment dans l’oralité.

Bibliographie

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Édition originale, publiée sous le nom de V.N. Volochinov : Marksizm i filosofija jazyka, 1929.

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Notes

[1] « Le discours second en allemand et en français : analyse contrastive et traductologique. Die Redeerwähnung im Deutschen und Französischen : eine kontrastive und übersetzungswissenschaftliche Untersuchung. ». Thèse de Doctorat en cotutelle (Nancy 2 / Heidelberg), soutenue le 30 novembre 2007 à l’Université de Nancy 2.

[2] Cet ouvrage fut rédigé en 1929, mais ne fut traduit en anglais et en français que dans les années 1970.

[3] Il fait venir à lui les Bougres ; il s’adresse aux Bougres en privé, il leur promet de grandes récompenses, il leur promet de son trésor six mulets chargés d’argent et d’or : qu’ils le mènent en une terre plantureuse où le ravitaillement ne soit pas cher, car ils connaissent bien le royaume, eux qui y sont nés. S’ils refusent, il jure qu’ils seront aussitôt livrés à mort. Ceux-ci ont peur de perdre la vie […]. (cité par Forget et al. 2004 : 185).

[4] Le roi ne dort pas, mais veille, il consulte ses amis intimes. Que va-t-il faire contre une telle armée ? Fera-t-il la paix ou se battra-t-il ? Athès parla en permier […] (cité par Forget et al. 2004 : 189).

[5] « Le style indirect libéré se caractérise par la présence du verbe dire et l’omission de que. Dans ce cas, le plus souvent, la conjonction que est exprimée une première fois (style indirect), puis omise par relâchement de la subordination (style indirect libéré) » (Buridant 2000 : 676).

[6] Envoyez un message à Charles… Promettez-lui service fidèle… Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,… Le roi de France enfin pourra payer ses soldats… Il est bien temps qu’il retourne en France, à Aix. Vous l’y suivrez à la fête de saint Michel ; Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne. Vous serez son homme en tout bien, tout honneur. (cité par Lips 1926 : 120).