Compte rendu de la quatrième séance (19 mars 2008) - Reverdie

Compte rendu de la quatrième séance (19 mars 2008)

jeudi 15 mai 2008, par Anne Salamon

Les participants

Noémie Chardonnens, Irène Fabry, Cécile Le Cornec, Patrick Moran, Amandine Mussou, Vanessa Obry, Anne Rochebouet, Anne Salamon, Thomas Verjans, Filipe de Zanatta Santos.

Le déroulement de la séance

Cette seconde séance consacrée à la pragmatique s’articule finalement autour de deux interventions, le compte-rendu annoncé du livre d’Irène Rosier-Catach, La parole efficace. Signe, rituel, sacré ayant été annulé. Thomas Verjans a présenté une mise au point sur la pragmatique des connecteurs en langue médiévale, fondée sur les travaux de Christiane Marchello Nizia (Dire le vrai : l’adverbe si en français médiéval. Essai de linguistique historique, Genève, Droz, 1985) et d’Annie Bertin (L’expression de la cause en ancien français, Genève, Droz, 1997), puis Patrick Moran s’est intéressé aux résultats des analyses pragmatiques dans le domaine de la littérature narrative avec un compte rendu de l’ouvrage de Sophie Marnette, Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale : une approche linguistique.

1. Thomas Verjans, « Pragmatique, connecteurs et langue médiévale ».

Le propos de Thomas Verjans se situe à mi-chemin entre une mise au point de l’état des recherches concernant l’approche pragmatique des connecteurs et une perspective historiographique afin de montrer les apports de la pragmatique d’abord au niveau de l’étude du mot, puis au niveau de l’étude du (micro)système et, enfin, au niveau de la théorie elle-même. Thomas Verjans part des problèmes de définition de la pragmatique évoqués lors de la séance précédente et de la prudence à exercer en appliquant ces outils modernes aux langues anciennes. Thomas Verjans évoque ici le n° 149 de 2004 de la revue Langue Française, qui s’attache à répondre à l’apparente contradiction qui consiste à appliquer à des langues anciennes les outils pragmatiques et énonciatifs. Ces réponses s’organisent en quatre grands ensembles :

  • 1. Cadre de la TOE (Théorie des Opérations Enonciatives) culiolienne : rendre compte du fonctionnement des morphèmes que les analyses traditionnelles n’étaient pas en mesure de décrire. C’est précisément le cas de l’adverbe si étudié par Christiane Marchello-Nizia. (1985).
  • 2. La démarche pragmatique : mettre en lumière les enjeux argumentatifs liés à l’usage des connecteurs.
  • 3. Mise à jour des particularités énonciatives et discursives du corpus médiéval, plus spécifiquement liées à la tension oral/écrit littéraire.
  • 4. Relation au changement linguistique : études d’évolution de phénomènes de nature pragmatique et énonciative, qu’il s’agisse de phénomènes impliqués par les objets étudiés (évolution des démonstratifs, de l’ordre des mots) ou de lignes évolutives observables (pragmatisation comme étape ultérieure de grammaticalisation).

De cet ensemble de réponses, ils émettent l’hypothèse suivante :

« On peut donc émettre l’hypothèse que l’application de théories linguistiques récentes permet l’étude d’un certain nombre de phénomènes énonciatifs et pragmatiques qui ont résisté à des analyses plus traditionnelles ».

L’application de ces approches théoriques à l’ancien français – de même qu’au latin ou à d’autres langues dites « mortes » – a permis d’introduire de nouveaux niveaux d’analyse, lesquels, en s’ajoutant aux niveaux plus traditionnels de la phonétique, de la morphologie, de la syntaxe et de la sémantique, ont contribué à mettre au jour des ensembles de propriétés propres au fonctionnement des unités de la langue médiévale.

Dans ce cadre, Thomas Verjans se propose d’étudier les connecteurs en ancien français à partir des ouvrages précédemment cités de Christiane Marchello-Nizia et du chapitre 2 de l’ouvrage d’Annie Bertin concernant les connecteurs de cause. Mais il revient d’abord sur la notion de connecteur et décide de partir ici de la tripartition des emplois de ce terme dégagée par F. Neveu (Dictionnaire des sciences du langage, 2004, p. 78-79) :

  • 1. Emploi en logique : « foncteur ayant pour argument une paire ordonnée de propositions. »
  • 2. Emploi en pragmatique : issu des « diverses approches non formalistes des connecteurs en langue naturelle », les connecteurs sont « destinés à rendre compte des processus inférentiels déclenchés par l’usage de mots comme et, mais, si. »
  • 3. Emploi en sémantique discursive et textuelle : désigne « des mots et des expressions (conjonctions, adverbes, syntagmes prépositionnels, etc.) dont la fonction est de lier des séquences discursives de nature phrastique ou textuelle à des fins de cohésion ou de cohérence du discours ».
    • a- fonction de simple connexion
    • b- fonction de connexion plus fonction de prise en charge énonciative
    • c- ajout d’une fonction d’orientation argumentative aux deux précédentes.

Seuls les sens 2 et 3 sont concernés dans cet exposé, même si Thomas Verjans signale qu’il est délicat de strictement faire le départ entre les deux, les études menées dans cette perspective les entrecroisant le plus souvent.

I. La TOE et la perspective pragmatico-énonciative : Christine Marchello-Nizia

L’ouvrage de Christine Marchello-Nizia, issu d’une thèse de doctorat, illustre autant l’apport de la pragmatique proprement dite que celui d’un point de vue plus strictement énonciatif. L’objet de sa recherche est l’adverbe médiéval si, ayant valeur de connecteur (quoique le terme n’apparaisse a priori pas dans l’ouvrage) et décrit selon les termes de Claude Buridant comme un adverbe de phrase marquant la continuité topique, c’est-à-dire informationnelle, d’un énoncé à l’autre. Si une telle analyse est précisément rendue possible par le travail de Christine Marchello-Nizia, on verra cependant qu’elle en propose une interprétation un peu plus complexe.

1. Arrière-plan théorique : le cadre pragmatico-énonciatif.

Après avoir inventorié, à partir des études traditionnelles, quelques dix-huit emplois de si en ancien français (chapitre 1) et posé qu’il ne peut ainsi que « renvoyer à de l’énoncé » (chapitre 2), Christine Marchello-Nizia émet en effet l’hypothèse que « Si est le marqueur d’une opération énonciative » (chapitre 3 : 30). Ce faisant, par la seule mention du syntagme « opération énonciative », elle inscrit d’emblée son propos dans le cadre de la théorie culiolienne (TOE), lequel est, sur certains points, un approfondissement des concepts issus de la pragmatique. Ainsi en va-t-il de la notion d’acte d’assertion.

2. Méthodologie

- Inventaire des constructions dans lesquels intervient si en tant qu’adverbe de phrase.

- Mise à jour des faits de construction et des contraintes occultées ou ignorées, ou plutôt que la grammaire traditionnelle ne pouvait pas percevoir (ex. : situation d’énonciation, acte de parole accompli au sein de celle-ci…).

- Attestation des constructions, non attestation des constructions plausibles dans l’optique des explications traditionnelles.

- Recours aux familles paraphrastiques liées aux manuscrits d’une même œuvre ou à ses réécritures.

- Élaboration d’une hypothèse générale et d’un fonctionnement unitaire.

3. L’apport de ce cadre théorique pragmatico-énonciatif.

- Prise en compte de phénomènes linguistiques contextuels jusqu’alors non considérés dans les études de linguistique médiévale, ou, du moins, trop partiellement considérés.

Ainsi, dans ce cas, l’apport du cadre pragmatico-énonciatif, outre qu’il permet de spécifier les emplois de si, offre également la possibilité de mettre en lumière l’existence de microsystèmes intervenant aussi bien dans le marquage de l’énonciation que dans la structuration même de l’énoncé.

- Formulation d’une hypothèse unificatrice de nature pragmatico-énonciative, au sens où elle vise à rendre compte de tous les emplois susceptibles d’être assumés par l’adverbe si :

a) « si est le marqueur d’une opération particulière, l’assertion », l’assertion étant l’acte de « prendre en charge l’énonciation d’une relation prédicative », de la poser comme légitime.
b) Double fonction de l’adverbe reflétée par les deux grandes séries d’emplois qu’elle distingue (parties 2 et 3 de son ouvrage) : dire la légitimité d’un discours (notion de « corrélation assertorique ») et suturer ce discours au plus près (« enchaînement-production de texte », comprenant les emplois dans lesquels si est un adverbe de phrase non obligatoire et introduisant un énoncé négativable.
Si, adverbe de phrase, dans tous ses emplois se ramène à l’opération assertive suivante = « Dire qu’il dit et qu’il juge légitime de dire ».

Cette hypothèse unitaire permet en outre de rendre compte d’emplois jusqu’alors inexpliqués, ou, à tout le moins, considérés comme marginaux, et résistant aux analyses plus traditionnelles.

2. La pragmatique des connecteurs : Delbey/Bertin

C’est à l’étude d’une certaine classe de connecteurs (les connecteurs logico-sémantiques, et en l’occurrence marquant un rapport de causalité) que l’apport de la pragmatique à la linguistique médiévale se manifeste le plus explicitement. C’est notamment ce que souligne d’entrée A. Bertin :

« Dans notre domaine, la pragmatique a apporté une contribution importante à l’étude des connecteurs « car », « parce que » et « puisque » du français moderne ; nous nous sommes efforcée d’observer la validité de ces descriptions pour les correspondants de ces mots en AF car, por ce que (par ce que reste rare), puis que ainsi que pour l’emploi causal du que (…). » (A. Bertin, L’expression de la cause en ancien français, Genève, Droz, 1997, p. 9)

- C’est essentiellement le chapitre 2 de son ouvrage qui témoigne de cet apport. En effet, la prise en considération de la dimension pragmatique dans l’emploi de ces connecteurs (inspirée en particulier des travaux du groupe Mu) a permis de mettre à jour certains aspects de leur usage et d’en présenter un agencement systématique, axé sur l’opposition du dit (dictum) vs acte de parole (modus dicendi) :

Que et car : expliquer (justification du dit), mais surtout justifier l’énonciation elle-même (justification du dire), c’est-à-dire sa véracité ou sa modalité.
Puis que : justifier le dit et le dire, mais en s’appuyant sur du présupposé.
Por ce que : justifier le dit et exceptionnellement le dire. Seul por ce que est susceptible de faire de la relation de la causalité entre les deux procès l’objet du message.

- Cette étude a en outre permis de révéler les stratégies discursives à l’œuvre sous-tendant les emplois de chacun de ces connecteurs et le statut du couple locutorial :
Que/car = voix du locuteur, qui non seulement énonce la vérité de la cause mais l’asserte également, c’est-à-dire la prend en charge.
Puis que = dimension polyphonique de l’énonciation : introduction d’une voix autre.
Por ce que = dégagement de la prise en charge : « un motif sans énonciation ».

- Exemple précis de l’apport de la pragmatique : l’étude du que dans son emploi causal.

En effet, là où la linguistique traditionnelle s’interrogeait sur le statut qu’il convenait de lui attribuer – coordination ou subordination – la perspective pragmatique a permis d’isoler son emploi au sein de son système, l’opposant non seulement à por ce que et à puis que, mais également, dans une moindre mesure, à car. La prise en compte des actes illocutoires a ainsi permis de noter une restriction de ses emplois par rapport à car :

« Que, quant à lui, est suivi dans notre corpus d’une assertion et ne fournit pas d’exemple de que jussif ou interrogatif. On ne peut toutefois en tirer la conclusion qu’il faut le rapprocher en cela de puis que (…) mais plutôt, sans doute, qu’il n’a pas la même autonomie sémantique que car, qui lui permette d’introduire un acte autre que l’assertion. » (A. Delbey, « Les connecteurs car-que-puis que et la justification en ancien français », Revue de linguistique romane, n°52, 1988, p. 409)

Thomas Verjans propose d’aller un peu plus loin et de tirer de cela la présence d’un continuum représentant le fonctionnement de ces connecteurs et allant du dit au dire : por ce que > puis que > que > car.

L’apport de la pragmatique a permis, en détaillant le fonctionnement de chacun de ces connecteurs, de montrer la façon dont ceux-ci s’organisent en un véritable système voué à représenter la diversité des causalités humaines. Thomas Verjans rappelle comment, par leurs travaux, Christiane Marchello-Nizia comme Annie Bertin ont permis de fonder linguistiquement certaines interprétations littéraires par le biais de la stylistique, leur donnant de la sorte une profondeur nouvelle et des assises parfois plus stables.

Bilan  :

Les deux auteurs montrent sur des plans plus larges les différents apports de leurs recherches :

-  Dans le domaine de l’édition des textes, Christine Marchello-Nizia propose des corrections de manuscrits ; déduire une règle théorique permet une meilleure lecture des textes.

-  Prolongements stylistiques et interprétation à niveau herméneutique. Annie Bertin pose l’opposition entre discours et récit comme Benveniste, mais montre comment la cause réintroduit le narrateur et inscrit son rapport à un public. De telles études permettent d’étudier une certaine conception de la littérature et de la vérité du monde.

-  Quelques pistes de l’histoire des mentalités à partir de l’étude des connecteurs liés à la vérité et à la causalité.

Conclusion : La pragmaticalisation et le paradigme de la grammaticalisation.

La pragmatique permet donc de définir et de caractériser les théories du changement linguistique. On observe des tendances dans le changement linguistique et la pragmatique permet de résoudre (dans toutes les langues) certains problèmes autrement mal expliqués, concernant l’appropriation subjective par le locuteur des mots qu’il emploie (exemple classique de aller, ou même to go : du mouvement vers l’intention, de l’objectif vers le subjectif). La théorie pragmatique permet donc une meilleure connaissance des langues, y compris des langues mortes, mais aussi du langage.

Discussion :

La discussion s’ouvre sur des questions de méthode et les orientations de la recherche des trente dernières années, essentiellement en ce qui concerne la place des études de corpus et leurs conséquences (intérêt pour les déviations, variations, etc.) et la place accordée à la synchronie ou à la diachronie (et plus particulièrement le retour à la diachronie). Anne Rochebouet revient ensuite la nature problématique du « que causal ».

2. Compte rendu de Patrick Moran : Sophie Marnette , Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale. Une approche linguistique, Bern, Berlin, Frankfurt/M., New York, Paris, Wien, Peter Lang, 1998.

Patrick Moran nous propose un compte-rendu du livre de Sophie Marnette, Narrateur et points de vue dans la littérature française médiévale qui présente une étude à la limite de la poétique, plus particulièrement de la narratologie, et de la pragmatique. L’auteur part des réflexions de Bernard Cerquiglini sur le passage du vers à la prose dans la Parole médiévale dans lequel il observe un passage du texte qui était essentiellement un discours à une écriture où le « je » est remplacé par « le conte » qui se génère lui-même. L’ouvrage de Sophie Marnette entend donc répondre aux questions « Qui parle quand on dit je ? », « Quel est le rôle du narrateur dans la littérature des XIIe-XIIIe siècles ? ».

Après avoir exposé le corpus choisi, les outils linguistiques (relevés de personnes, de déictiques, analyse des temps des verbes, des actes de langage et des discours rapportés) et le cadre théorique dans lequel s’inscrit Sophie Marnette (essentiellement Gérard Genette, Wayne Booth, Mieke Bal et Shlomith Rimmon-Kenan), Patrick Moran essaie de montrer la méthode de l’auteur qui s’attache à examiner successivement plusieurs concepts narratologiques d’un point de vue linguistique à travers tous les textes du corpus.

La première partie (chapitre 2), consacrée au narrateur se fonde sur la triade établie par Booth : « auteur », « auteur impliqué » et « narrateur » et s’organise autour d’études statistiques des pronoms de P1, P2, P4 et P5, afin d’établir le rôle du narrateur.

La deuxième partie (chapitre 3) s’attache aux commentaires du narrateur. Sophie Marnette se fonde sur la distinction qu’opère Genette entre les trois niveaux du texte (histoire, récit et narration) ; les commentaires du narrateur se trouvent au niveau du récit mais peuvent porter sur n’importe lequel des trois niveaux.

La troisième partie (chapitre 4) se fonde sur les théories d’Oswald Ducrot et examine le contrôle du narrateur sur les discours des personnages. Cette partie contient les analyses de Sophie Marnette en faveur d’une existence du discours indirect libre (pour une contextualisation de ces recherches, voir l’intervention de Caroline Pernot, « Le discours indirect libre médiéval : épistémologie et enjeux méthodologiques »).

La dernière partie s’attache à l’étude de la focalisation à partir des analyses de Gérard Genette et de Mieke Bal.

En appliquant cet appareil théorique justifié et exposé dans ces différentes parties aux différents textes du corpus, Sophie Marnette observe l’émergence de distinctions entre les œuvres qui suivent des lignes génériques et parfois des lignes historiques. Sophie Marnette réfléchit sur la notion problématique de « genre » au Moyen Âge, mais en concevant les genres comme des objets évolutifs et non comme des modèles fixes. Elle revient sur l’influence de l’oralité pour tous les textes du corpus, du moins dans leur réception : la narration se met en évidence et met en scène sa relation à un public. Elle conclut sur une profession de foi en faveur de la philologie, sur l’importance de la connaissance des textes par l’étude de la langue et l’importance de la connaissance de la langue par l’étude des textes.

Discussion

La discussion s’ouvre sur une interrogation au sujet de la lecture à voix haute et de la lecture silencieuse en revenant sur les théories de Paul Zumthor dans La Lettre et la voix, ainsi que sur les analyses récentes développées dans L’Histoire de la lecture dans le monde occidental (dir. Guglielmo Cavallo et Roger Chartier, Seuil, 1997). Patrick Moran, Vanessa Obry, Amandine Mussou et Anne Rochebouet s’interrogent sur le public des romans en prose, leur alphabétisation et la mémoire d’une oralité bien plus présente que pour l’époque moderne. La question du choix du corpus suscite plusieurs questions d’une part concernant la difficulté de suivre la catégorisation moderne en genres et d’autre part au sujet de l’émergence de la prose.

Une question de Thomas Verjans enfin amène à revenir sur un examen plus détaillé et une explicitation des méthodes statistiques utilisées par Sophie Marnette, ce qui amène à se poser la question du traitement des corpus et des méthodes disponibles.