C. Buridant, "Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale", CR par Elodie de Oliveira - Reverdie

C. Buridant, "Translatio medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale", CR par Elodie de Oliveira

mercredi 25 juin 2008, par Elodie De Oliveira

Compte-rendu linéaire de l’article de Cl. Buridant « Translatio Medievalis. Théorie et pratique de la traduction médiévale » paru dans Travaux de linguistique et littérature, 21, 1983, pp. 81-136 (reprise in extenso de l’intervention que l’auteur a tenu le 20 avril 1982 à la Faculté des Lettres de l’Université de Lausanne).

C’est sur une double constatation que Buridant ouvre son article : 1. l’histoire de la traduction reste à explorer 2. le rôle des traductions dans l’histoire intellectuelle demeure inconnu. Le texte se propose donc de poser les premiers jalons d’une étude diachronique du phénomène traductif au Moyen Âge, (A) tout d’abord, en définissant ce qu’est la traduction médiévale, quelles sont ses limites, (B) ainsi qu’en posant des méthodes d’investigation et des axes de recherche ; (C) l’auteur dégage ensuite les spécificités de la traduction médiévale (D) en lien avec « l’architectonique mentale » du traducteur.

A. Comment écrire l’histoire de la traduction médiévale ? Définition des limites et de l’objet. Le champ géographique : Une étude de la traduction au Moyen Âge ne peut se restreindre, selon l’auteur, à une juxtaposition d’analyses consacrées aux seules histoires littéraires nationales prises séparément. Une appréhension du phénomène traductif ne peut passer que par une vision d’ensemble portée sur l’Europe médiévale, comprise dans sa globalité.

Les limites temporelles : Les termini a quo et ad quem que l’on attribue communément au Moyen Âge (chute de Rome - 1492) ne doivent pas être considérées comme des bornes absolues ; le phénomène traductif (de caractère) médiéval surgit à l’époque carolingienne et perdure encore au 16e siècle. « Cette histoire commence au moins à l’époque où se développe un mouvement de traduction dans les langues vulgaires de l’Europe pour transmettre aux fidèles, dans la langue qui leur est familière, les vérités de la foi » . Charlemagne joue un rôle d’initiateur en matière de traduction ; sa cour, réunissant un grand nombre d’hérudits, devient un modèle. L’histoire de la traduction médiévale ne prend pas fin fin au 16e siècle, malgré les modifications apportées par la Renaissance : en France, on revendique l’autonomie de la langue française par rapport au latin. Ce siècle marque néanmoins un tournant car c’est à cette époque que s’installe une véritable réflexion théorique sur la traduction. Cette réflexion reste cependant dans la droite ligne de la pensée traductive du Moyen Âge : on ne pense pas encore la traduction comme une opération soumise à l’exactitude.

L’objet d’investigation : L’idée de traduction au Moyen Âge recouvre un champ plus vaste que celui que l’on attribue au concept moderne, et ce dans deux domaines :
-  Dans le domaine de la traduction interlinguale (ou traduction proprement dite), la production médiévale va des gloses de l’abbaye de Murbach jusqu’à l’adaptation large de la Geste des Bretons de Wace.
-  Dans le domaine de la traduction intralinguale, qui consiste en l’interprétation des signes linguistiques au moyen d’autres signes d’une même langue, la traduction médiévale va de la récriture de textes littéraires non fixés dans la tradition manuscrite à la récréation de textes écrits à des époques antérieures.

B. Les méthodes d’investigation et les axes de la recherche.

Dans un premier stade de sa réflexion, Buridant reprend les trois questions que formule R. Aulotte dans son article « Sur quelques traductions françaises d’époque antique au 16e siècle » : • Qui traduit ? • Pour qui traduit-on ? • Pourquoi traduit-on ? • L’auteur ajoute cette quatrième interrogation : Comment traduit-on ?

Un réseau plus serré de paramètres doit néanmoins être établi : Buridant adapte alors le schéma du processus de traduction développé par Pergnier dans Fondement sociolinguistiques de la traduction . En effet, selon Pergnier, le traducteur opère sur une pluralité de « codes » sociolinguistiques juxtaposés et superposés :
-  les codes de E et de D, que prend en compte le message
-  son propre code (en tant que R et E’) et celui de D’ qui relèvent du message traduit.

C’est à partir de ce cadre que Buridant propose de préciser la spécificité de la traduction médiévale ; pour ce faire, l’auteur complète les thèses de Pergnier :
-  en appréhendant la transformation socioculturelle de O et O’ (Comment O est-il transformé en O’ ? par simple calque ? ou en fonction du nouveau destinataire D’ ?) ;
-  en s’intéressant au rapport entre V et V’, c’est-à-dire aux codes qui constituent les langues de transmission des messages (Dans quelle mesure la langue cible est-elle imprégnée de la langue source ? Connaît-elle des calques, des transferts, des emprunts ? ou résiste-t-elle ?) ;
-  en s’intéressant au rapport message-R (Comment est reçu le message par R ?) ;
-  en s’intéressant au rapport entre E’ et R’ (Le destinataire est-il un individu, un groupe, ou ou un mécène ? Le rapport au mécène permet de cerner les fonctions didactique, morale ou politique des traductions) ;
-  en s’intéressant au rapport entre R et E , c’est-à-dire au traducteur lui-même dans sa formation et son information (Étudier la formation du traducteur et se pencher sur l’information du traducteur, à savoir les instruments qu’il avait à sa disposition)
-  en s’intéressant, à travers leurs témoignages, à la conception qu’avaient les médiévaux de la traduction.

C. La conception médiévale de la traduction

Jusqu’au 16e siècle, comme le constatent les chercheurs, il n’existe aucune théorie de la traduction. Les réflexions dans le domaine traductif n’apparaissent à l’époque médiévale que dans les prologues et les épilogues des traducteurs. Buridant se penche sur ces textes (à partir d’un corpus français des 13e et 14e siècles) et étudie les dénominations de “traduire” au Moyen Âge. L’ancien français dit très généralement translater pour “traduir” (cet emprunt au latin tardif apparaît primitivement dans les traductions bibliques ; à partir du 16e siècle, translater entre en concurrence avec le tout récent verbe traduire). Viennent ensuite les locutions verbales du type metre (du latin) en romanz (en concurrence avec metre en françois, torner/trestorner (en romanz), traire en romans, dire de latin en romanz, espondre en romans, reduire de latin en roumant. La multiplicité des dénominations montre selon Buridant que l’acte de traduction n’est pas considéré comme une activité spécifique dont la définition est précise et univoque. La traduction est le lieu à l’époque médiévale d’une tension entre véritable glose et transmission simple du sens. Au sein du champ notionnel de translater, espondre et reduire supposent un travail de commentaire alors que traire en romanz suggèrent la simple traduction et transmission du message. Le verbe moderne traduire apparaît au 16e siècle et gagne toutes les langues d’Europe occidentale à l’exception de l’anglais (qui conserve to translate). Il s’agit d’un terme d’origine humaniste issu du latin transducere. Ce nouveau verbe tend à s’imposer à la Renaissance, au moment où l’activité traductrice se constitue peu à peu comme activité unique et autonome : la terminologie nouvelle élimine les termes rapprochant la traduction de l’adaptation ou du commentaire. Traduire ne confère néanmoins pas encore à l’acte de traduction l’exactitude textuelle moderne.

Depuis le Moyen Âge, la pratique de la traduction tend vers l’exactitude, mais ce que prétendent les auteurs dans leurs prologues est très souvent en contradiction avec les distorsions que manifestent les textes vis-à-vis des versions originales. Le Moyen Âge ignore la traduction littérale ; ce que les traducteurs médiévaux cherchent à rendre, c’est le sens profond du texte, non sa forme. L’authenticité traductive est selon eux l’adéquation au « noyau dur du sen » . Cette adéquation au sen admet de la part du traducteur toutes sortes de choix, ajouts, transformations. La caution de la source, en début de traduction, devient un topique. On le retrouve particulièrement chez les Allemands lorsque ceux-ci traduisent les romans courtois. Buridant reprend l’analyse de J. Fourquet qui estime que les inventions littéraires des traducteurs allemands, sur le plan de l’ornementation ou encore du style, leur permettent de mieux exploiter l’histoire, de l’achever. L’adéquation au sen, implique dans certaines œuvres une portée didactique. Cette dimension didactique permet au traducteur de l’Anticlaudianus, Ellebaut, de se dégager ouvertement du mot à mot, comme il explique dans son prologue : il y a « mout osté et mis » dans son ouvrage. Il s’agit pour les traducteurs de fuir une langue trop calquée sur le latin, inaccessible à un large public ; il s’agit également d’éclairer la signification du texte en retranchant ou en ajoutant des termes. La visée pédagogique peut impliquer un embellissement du texte qui vise à séduire le lecteur ; des préoccupations paragogiques conduisent, quant à elles, à des développements moraux et des enjolivement rhétoriques aidant à appuyer la leçon.

D. L’architectonique mentale du traducteur

Selon Buridant « le texte-source n’est pas nécessairement considéré comme un objet fini, dans son altérité et son “étrangeté” : il est toujours susceptible d’aménagements que rien n’autorise à appeler “trahisons” aussi longtemps que la matière est respectée, et ayant la fonction de mieux adapter le message au public qu’on doit édifier ou instruire » . C’est cette conception de la traduction que l’auteur replace par rapport à « l’architectonique mentale du traducteur » et au réseau culturel où elle s’inscrit.

- Du coté de « l’architectonique mentale » du traducteur : Le traducteur médiéval est une variante singulière du clerc médiéval ; il est préparé à sa tâche par sa formation qui le conditionne. Le latin est selon lui “maître” de la langue vulgaire. La “contamination” par le latin de la langue vulgaire est possible, seuls les traducteurs soucieux d’une certaine recherche littéraire en langue romane évitent/réduisent les glissements à partir du latin. La formation rhétorique donnée dans les artes poetriae entre également en compte dans l’élaboration de « l’architectonique mentale » du traducteur. Ces arts poétiques accordent une grande place aux questions de l’amplificatio et de l’abbreviatio, modes de traitement de la materia, c’est-à-dire “ce qui doit être dit”. Le traducteur a dès lors tendance à pratiquer spontanément l’exegèse dans le but de donner au texte une orientation édificatrice et instructive. La pratique exégétique est d’autant plus courante au Moyen Âge que les traducteurs ne considèrent pas les textes comme étant la “propriété” de leurs auteurs, contrairement aux modernes.

- Du côté du réseau culturel : La traduction médiévale est un art différent qu’il faut étudier en lui-même. Il faut rapprocher le rapport entre la source et sa transposotion : • sur le plan matériel, du rapport entre le texte et l’enluminure (qui exemplifie) ; • sur le plan rhétorique, du rapport entre le mot et la glose / du rapport entre le texte et la méta-glose ; • sur le plan civilisationnel et culturel, du rapport entre antiquite et modernité. Le Moyen Âge transpose les textes antiques dans le contemporain, la latinité étant vue comme une seule identité en mouvement. Linguistiquement, le Moyen Âge est une période durant laquelle les langues romanes empruntent massivement au latin. • sur le plan éthique, le Moyen Âge fait preuve d’une « démarche englobante » : le savoir antique est repris et assimilé, par exemple, dans la littérature parénétique. • sur le plan gnomique, du rapport entre le proverbe et l’exemplum qui l’illustre. Dès lors, « un traducteur peut avoir la même fonction vis-à-vis du texte-source qu’un enlumineur, un glossateur, un exégète, un adaptateur épique, lyrique ou courtois, un transporteur de la civilisation et de la culture antiques, un sermonnaire ou un sentenciaire, il peut être l’un ou l’autre ou tout ensemble à la fois » . Il existe néanmons au Moyen Âge quelques exemples de traduction fidèle (la plus ancienne traduction évangélique connue (1235 ? 1246 ?) suit scrupuleusement la Vulgate).

Les textes d’enseignement et d’édification sont soumis à la compilation et au soucis de didactisme : on voit dès lors introduits dans les traductions les apparats critiques transmis par les exégètes. On introduit des précisions géographiques, historiques et mythologiques, ainsi que des considérartions morales. Ces gloses peuvent être développées par le traducteur en vue de l’amplification du texte. Ainsi, Bersuire s’appuye sur le commentaire de Nicolas Trevet pour traduire L’Histoire romaine de Tite-Live. Besuire va si loin qu’il peut substituer un passage latin entier par une glose de Trevet. « On a donc souvent affaire au Moyen Âge à des traductions compilées, grossies de matériaux accumulés dans les commentaires des originaux » . L’aboutissement de cette logique est que nombre de traductions de textes antiques se font à partir d’autres traductions romanes, sans le recours au texte latin. Cette pratique perdure jusqu’au 17e siècle.

La nouveauté qu’implique la Renaissance en matière de traduction, c’est la séparation entre le texte et l’apparat critique, autrefois incorporé totalement au discours. Le principe de la glose intégrée disparaît peu à peu au profit de la glose externée. L’apparition de l’apparat critique indépendant permet de dégager la traduction de son appareil didactique ; celle-ci « devient l’objet d’une lecture suivie où le plaisir esthétique peut se donner libre cours » . C’est à partir de ce stade que s’élabore notre définition moderne de la traduction en tant que « miroir fidèle » de l’original.

Schéma du processus de traduction selon Pergnier : Texte original : E + O + D + V Travail de traduction : D en tant que R réel traduit et devient E’ Texte traduit : nouveau texte, c’est-à-dire E’+ O’+ D’ + V’

E = Emetteur O = Objet D = Destinataire V = Vecteur (c’est-à-dire la langue) R = Récepteur

Quelques remarques autour de l’article :

La culture médiévale, qui ne distingue pas, en termes d’originalité ou de prestige, l’œuvre première de sa traduction, fait de l’acte traductif l’un de ses principaux vecteurs de création littéraire. La littérature au Moyen Âge ce sont les traductions. C’est donc à juste titre que Buridant propose de comprendre la translatio medievalis en rapport avec la culture de son époque. Il omet cependant de souligner que toute traduction est une prise de position dans le débat intellectuel. L’interrogation "qui traduit-on ?" n’est jamais posée alors même que le choix, par un auteur, d’une autorité littéraire, morale ou scientifique trahit dans quel cadre il écrit et contre qui il écrit. La traduction est également une lecture singulière de l’original. L’écart que les Allemands instaurent entre leurs traductions et les romans courtois français leur permet de définir leur propre espace culturel, ainsi que leurs propres problématiques littéraires ; de même que les troubadours galaïco-portugais répondent au jòi occitan par la coita ou la soidade. C’est alors à la critique littéraire de compléter l’étude de Buridant en comprenant les différentes identités poétiques qui traversent le Moyen Âge.