Violence verbale : autour des travaux de Dominique Lagorgette sur l’insulte. - Reverdie

Violence verbale : autour des travaux de Dominique Lagorgette sur l’insulte.

mercredi 25 juin 2008, par Vanessa Obry

Une partie des recherches linguistiques de Dominique Lagorgette porte sur des phénomènes de violence verbale : l’insulte et le blasphème en particulier [1] . Je propose ici une synthèse inspirée par la lecture d’un ensemble d’articles [2] , qui ne prétend aucunement rendre compte de la totalité des analyses et des conclusions qu’ils développent, mais qui vise à apporter un éclairage linguistique sur le thème de la violence médiévale. Les travaux qui seront évoqués s’inscrivent dans la continuité de la thèse de Dominique Lagorgette sur les désignatifs et les termes d’adresse en moyen français [3] ; ils s’intéressent en effet à un cas particulier de terme d’adresse, dont l’étude s’inscrit dans un type de linguistique fortement influencé par la pragmatique, considérant l’adresse – et par là même l’insulte – comme un acte de langage. Si le premier article écrit par Dominique Lagorgette sur la violence verbale porte sur la langue médiévale [4] , l’essentiel de ses recherches se penche désormais sur l’évolution diachronique des phénomènes, de l’ancien français au français contemporain [5] . La présentation proposée ici adoptera un point de vue délibérément partiel et ne visera qu’à rendre compte des analyses concernant plus spécifiquement la période médiévale, afin de nourrir une réflexion sur les modalités, les conceptions et les représentations de l’acte verbal violent.

Pragmatique et sémantique de l’insulte

Un numéro de la revue Atalaya qui a pour thème l’invective au Moyen Âge [6] insiste sur la difficulté, pour l’historien comme pour le linguiste, à saisir l’acte éphémère qu’est la violence verbale ; dans ce contexte, les outils de la pragmatique appliqués aux sources médiévales apparaissent comme des moyens nouveaux et efficaces de penser ce phénomène. Les travaux de Dominique Lagorgette adoptent cette perspective pragmatique, prenant comme postulat de départ l’idée que prononcer des insultes ne signifie pas insulter et que, par conséquent, les seules insultes lexicalisées ne suffisent pas à identifier l’acte de langage qu’est l’insulte. Autrement dit, repérer et analyser l’insulte, comme tout acte de langage, ne consiste pas à relever un ensemble lexical, mais à « calculer le sens d’un énoncé quand il n’appartient pas à l’axiologie lexicalisée usuelle » [7] . C’est en cela que la réflexion sur l’insulte se rapproche de l’analyse des termes d’adresse, qui marquent la présence d’actes perlocutoires dans les échanges verbaux : l’insulte est une adresse qui témoigne d’un conflit ou le provoque [8].

Si le choix d’un lexique pertinent peut contribuer à la réussite de l’acte de langage, il n’est ni la seule condition d’aboutissement de celui-ci ni son unique critère de reconnaissance. Les moyens d’identification et de définition de l’insulte énumérés par Dominique Lagorgette sont multiples. Parmi les « conditions de félicité » [9] de l’acte, on note ainsi le rôle de l’intention du locuteur, du métadiscours prononcé par l’allocutaire (victime de l’insulte) ou par un tiers (lorsque l’un des acteurs de l’énonciation commente l’insulte), ou encore des conséquences de la parole prononcée (réaction de l’allocutaire, rupture de l’échange verbale, réponse). L’efficacité et le potentiel de violence de l’insulte dépendent ainsi en grande partie du contexte de l’échange.

La place de l’interlocuteur et du public dans la reconnaissance de l’insulte confère à celle-ci une dimension sociale et un rôle dans ce que Dominique Lagorgette appelle la « cohésion du groupe ». L’article publié dans le volume de la collection Senefiance sur La Violence dans le monde médiéval [10] s’arrête longuement sur l’exemple des insultes dans La Farce de Maître Pathelin, avec notamment l’analyse de cette réplique du meunier mourrant qui insulte en aparté sa femme et son amant :

MUNYER : « Orde vielle, putain, truande,
En faictes-vous ainsi ! Non mye,
Vecy pour moy trop grant esclandre !
Par le sainct sang ![…] »
Il fait semblant de se lever, et la femme vient à luy, et fait semblant de le batre [11].

Tant que le meunier ne bouge pas, les amants ne réagissent pas à l’insulte car ils ne l’entendent pas. Dominique Lagorgette souligne ainsi que dans la farce, les insultes sont tournées vers l’économie de l’œuvre, c’est-à-dire vers le rapport au public, plus que vers l’acte d’échange entre les locuteurs : « Le spectateur se sent partie intégrante de l’intrigue : avec Pathelin et Guillemette, il rit du drappier et il est le seul à entendre le meunier qui l’associe à son monologue sans toutefois l’interpeller » [12] . L’insulte, lorsqu’elle n’est pas adressée à son destinataire, vise à isoler son récepteur, elle « repousse hors des limites du groupe un individu par des accusations qu’elle énonce comme des prédicats et tente d’obtenir du groupe la validation de cette tentative […] L’insulte, comme le terme d’adresse appréciatif, aurait donc une place essentielle dans tous les processus de cohésion du groupe culturel et social » [13] . L’insulte est donc en partie assimilable, du fait même de sa dimension violente, à une forme de rituel communautaire [14] .

Violence de l’insulte

On peut tenter de définir plus précisément la nature de la violence portée par l’insulte dans le contexte médiéval.

Dans les textes en moyen français analysés par Dominique Lagorgette, les termes employés pour insulter autrui tendent à désigner leur destinataire comme un élément que la société juge indigne de faire partie du groupe. L’assimilation à des marginaux (« paillart », « filz de putain ») ou l’emploi de noms porteurs d’un sème de dégradation, qu’elle soit identification à un animal (« villain mastin ») ou à un inanimé (« merdaille »), sont très fréquents [15] .

Poursuivant dans un autre article l’analyse de ces changements de catégorie, Dominique Lagorgette en vient à affirmer que l’insulte au Moyen Âge est perçue à la fois comme un acte d’agression et comme un prédicat qui porte sur l’essence de l’allocutaire : « Dans un contexte religieux comme le Moyen Âge, il est difficile de dissocier les noms et l’essence […]. En attaquant l’homme verbalement sous la forme de termes d’adresse axiologiques négatifs, on prédique en effet ses propriétés, et si l’on parvient à convaincre l’auditoire, il y a fort à parier que cette nouvelle prédication métonymique deviendra l’étiquette sous laquelle se feront par la suite tous les actes illocutoires d’appel » [16] . L’insulte apparaît comme une tentative de redéfinition de l’être et devient une forme d’usurpation de la tâche divine.

Violence verbale ultime, l’insulte est souvent perçue en même temps comme une violence physique. De manière significative, le verbe insulter conserve jusqu’au XVIIe siècle le double sens de « faire assaut » et de « proférer des insultes » et injurier, au XIVe siècle, a pour premier sens « endommager » et pour second seulement « outrager » : « Ces deux verbes en français moderne n’ont conservé que le sens lié au langage mais il paraît clair que la double notion de violence physique et verbale a toujours été mise en parallèle dans la perception et la réception des insultes » [17] . En ancien français, plusieurs verbes signifiant insulter renvoient également à l’altération physique : on peut penser aux termes despersuner, laidangier ou encore à laidir [18] , qui nous rappellent que l’agression morale est perçue comme très proche de l’outrage physique.

Alors que dans la farce et la nouvelle, la violence verbale et la violence physique peuvent contribuer conjointement à l’effet comique [19] , Dominique Lagorgette rappelle que dans la chanson de geste, une insulte peut suffire à susciter un combat à mort [20] . L’exemple qu’elle étudie de la manière la plus précise est celui de la Chanson de Roland. L’insulte est à proprement parler une démesure langagière, qui dit le mal et le convoque, qui manifeste le conflit et le cause, telle la démesure des Sarrasins illustrée par ces quelques vers :

De noz Franceis vait disant si mals moz :
« Feluns Franceis, hoi justerez as nos.
Traït vos ad ki a guarder vous out,
Fols est li reis, ki vos laissat as porz.
En quoi perdrat France dulce sun los
Charles li magnes le destre braz del cors ».
Quant l’ot Rollant, Deus si grant doel en out
Son cheval brochet, laiset curre a esforz [21] .

Ces paroles prononcées par le neveu de Marsile illustrent sans aucun doute, dans le contexte épique, le rôle de l’insulte contre le camp adverse dans la cohésion du groupe auquel appartient le locuteur. L’outrage au groupe entraîne la riposte de son représentant, Roland, et la rapidité de la réaction du personnage montre que c’est l’insulte elle-même qui provoque le coup. Toutefois, si la violence guerrière de Roland s’abat sur les païens dans la suite de la chanson, c’est parce que l’insulte proférée n’était pas seulement adressée au groupe des Français, mais aussi et surtout à Charlemagne, roi en relation directe avec Dieu. Cet exemple est l’un des éléments qui permettent à Dominique Lagorgette d’établir une relation entre l’insulte et l’outrage envers Dieu, le blasphème.

Insulte et blasphème

L’histoire du verbe blasphémer conforte l’idée d’une proximité entre injure et blasphème, puisqu’en ancien français, blastemer ou blastengier signifie, dans son sens le plus courant « blâmer, reprocher », secondairement « injurier, outrager » et par une ultime restriction sémantique « blasphémer » [22].

Dominique Lagorgette, en s’intéressant aux syntagmes nominaux blasphématoires, et non à l’ensemble des manifestations possibles du blasphème, voit dans l’insulte et le blasphème deux manifestations d’un même phénomène. Ces travaux étudient en effet, à travers l’insulte et le blasphème, mais aussi leurs pendants positifs, l’adresse et la prière, comme des actes opérés par un terme d’adresse axiologique, positif ou négatif [23]. Dominique Lagorgette s’appuie sur les condamnations du blasphémateur dans l’Ancien et le Nouveau Testament ainsi que sur les passages de la Somme théologique de François d’Aquin qui définissent la façon dont estime la gravité du péché : « pour mesurer la gravité de la faute, on s’attache comme nous l’avons dit précédemment à l’intention de la volonté perverse plus qu’au résultat de l’acte. Aussi, puisque le blasphémateur a l’intention de porter atteinte à l’honneur divin, à parler dans l’absolu, il pèche plus gravement que l’homicide » [24] . Dans la perspective d’une étude pragmatique du blasphème, Dominique Lagorgette retient des différents exemples théologiques qu’elle cite le rôle accordé à l’intention du locuteur dans la définition de la faute.

C’est pour cette raison qu’en diachronie, un certain nombre d’expressions potentiellement blasphématoires ont totalement perdu, avec l’intention d’agression à la divinité qui les sous-tendaient, leur valeur pragmatique. J’évoquerai ainsi pour conclure un article intitulé « De l’indicible à l’indistinct – étude de quelques GN blasphématoires en diachronie » [25] , où Dominique Lagorgette évoque le sort d’expressions telles que « saint sans dieu », « vin dieu », « cré vin nom ». Les sanctions religieuses ou judiciaires contre ces syntagmes ont tenté de les éliminer, ou du moins de les marginaliser en rendant exceptionnel un usage qui ne l’était probablement pas. Selon Dominique Lagorgette, si l’on a éprouvé le besoin de sanctionner, c’est que ces expressions devaient être fréquemment employées. Or, l’usage ne peut pas se défaire de manière instantanée et le mot stigmatisé continue à être employé, sous une forme affaiblie, euphémisée, mais toujours reconnaissable. « En termes pragmatiques, on note alors la coexistence de deux formes performatives distinctes : d’une part, l’expression initiale, qui, énoncée, est censée accomplir l’acte de langage le plus grave (en l’occurrence le blasphème) outre un acte explétif (la fonction émotive de Jakobson) et, d’autre part, sa forme euphémisée qui n’accomplit plus que l’acte explétif » [26]. Le processus d’euphémisation passe en grande partie par l’approximation phonétique, comme dans cet exemple issu de la Farce de Maître Pathelin : « par le saint sang bieu precïeux » [27]. En prononçant « bieu » pour « Dieu », on désigne le corps de la divinité sans prononcer son nom, à l’aide de formes phonétiques proches qui permettent de reconnaître l’expression interdite : le mot qui doit rester hors d’usage ne passe pas par les lèvres mais est convoqué par proximité chez l’allocutaire » [28]. De même, pour des expressions comme « cré vain nom », « sainsandieu », les possibilités de découpage sémantique et de graphies sont nombreuses (« 500 dieux », « saint sans dieu », « sein » etc.), le procédé de maquillage euphémique a joué son rôle, dans la mesure où les formes sur lesquelles pèsent le tabou sont devenues difficilement identifiables. Après la disparition de l’intention qui présidait à l’acte d’insulter ou de blasphémer, le figement des expressions correspond donc à la perte des visées pragmatiques et de la violence qu’elles contenaient.

Travaux de Dominique Lagorgette consultés

  • Les désignatifs et termes d’adresse en moyen français, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de Michèle Perret, Université Paris X-Nanterre, 1998.
  • « Termes d’adresse, acte perlocutoire et insultes : la violence verbale dans quelques textes des XIVe, XVe et XVIe siècles », dans La violence dans le monde médiéval, Senefiance, 36, 1994, p.317-332.
  • « Les termes d’adresse dans le Merlin de Robert de Boron », dans Des Noms : nomination, désignation, interprétations, dir. Franck Neveu, Paris, SEDES, 2000, p.27-42.
  • « Dénomination et définition dans le récit bref pornographique », dans Les transports amoureux, Chambéry, Les Éditions du Pôle, 2002, p.227-257.
  • « Les syntagmes nominaux d’insulte et de blasphème : analyse diachronique du discours marginalisé », Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, Numéro spécial, 2003, p.171-188 (2003a).
  • « Termes d’adresse, insultes et notion de détachement en diachronie », Cahiers de praxématique, 40, Linguistique du détachement, dir. Franck Neveu, 2003 (2003b).
  • Langue française, Les insultes en français : approches sémantique et pragmatique, 144, dir. Dominique Lagorgette et Pierre Larrivée, 2004.
  • « Jouer avec le feu : euphémie et blasphémie en diachronie », dans Le Jeu, dir. J. Derive et S. Santi, Publications de l’Université de Savoie, 2005, p.169-2000.
  • « De l’indicible à l’indistinct – étude de quelques GN blasphématoires en diachronie », Faits de Langues, 25, L’exception, 2005, p.85-92.
  • « Insultes et conflit : de la provocation à la résolution – et retour ? », dans Crises, conflits, médiations, Cahiers des études doctorales de Paris X, 5, 2006, p.26-44.
  • « Termes d’adresse et insultes : discours sur l’autre ou sur moi ? », dans The French Language and Question of Identity, dir. W. Ayren Benett et M.C. Jones, Londres, MHRAI Legenda, 2007, p.116-128.

Notes

[1] Pour un recensement bibliographique complet des publications de Dominique Lagorgette, on peut se reporter à sa page personnelle sur le site de l’Université de Savoie.

[2] On trouvera la liste des travaux de Dominique Lagorgette sur lesquels je m’appuie, classés par ordre chronologique, à la fin de cet article. Les références dans le présent texte et en notes de bas de page seront abrégées de la façon suivante : « D.L., date de l’article ».

[3] Les désignatifs et termes d’adresse en moyen français, thèse de doctorat nouveau régime, sous la direction de Michèle Perret, Université Paris X-Nanterre, 1998.

[4] D.L., 1994.

[5] On trouve une présentation plus détaillée du groupe de chercheurs sur la « Pragmasémantique de l’insulte » auquel Dominique Lagorgette est rattachée sur la page personnelle citée plus haut. On peut notamment y consulter une bibliographie internationale très fournie sur l’insulte, réunie par Dominique Lagorgette et Pierre Larrivée.

[6] Atalaya, 5, L’Invective au Moyen Âge : Espagne, France, Italie, dir. Michel Garcia et Eric Beaumatin, 2004. On peut consulter la bibliographie rassemblée par Eric Beaumatin à la fin du volume (p. 261-267), ainsi que l’ensemble des articles qui apportent des analyses essentielles sur la violence médiévale. On relèvera en particulier l’introduction par Eric Beaumatin et Michel Garcia (p.7-8), la conclusion par Claude Gauvard (p.247-256), ainsi que les articles de Jean-Marie Schmitt (« Les images de l’invective », p.12-20), Eric Beaumatin (« La violence verbale. Préalables d’une mise en perspective linguistique », p.21-36), Jacqueline Hoareau-Dodinau, « Le blasphème au Moyen Âge. Une approche juridique. », p.191-209), Christiane Marchello-Nizia (« Formules d’automalédiction conditionnelle en France au Moyen Âge », p.209-217) et Danièle Régnier-Bohler (« L’invective sexuelle dans les fabliaux », p.219-228).

[7] D.L., 2003a, p.171.

[8] D.L., 1994, p.317-332. Voir en particulier le début de l’article.

[9] D.L., 2003a, p.186 pour les conditions de félicité de l’insulte. On peut se reporter à l’ensemble de cet article pour les critères définitoires proposés par Dominique Lagorgette et résumés ici.

[10] D.L., 1994.

[11] La Farce de Maître Pathelin, l. 146-149, cité dans D.L., ibid., p.329.

[12] Ibid., p.329.

[13] Ibid., p.329.

[14] On peut rapprocher cette idée de l’analyse par Claude Gauvard de la fonction de régulation du corps social remplie par la violence verbale : voir la conclusion d’Atalaya, 5, art. cit., p.247-256.

[15] D.L., 1994, p.324-326.

[16] D.L., 2003a, p.176.

[17] D.L., 1994, p.324.

[18] D.L., 2003a, p.27.

[19] D.L., 1994, p.327.

[20] D.L., 2006, p.27.

[21] La Chanson de Roland, vers 1190-1197, cité et commenté dans D.L., 2003a, p.176.

[22] D.L., 2003a, p.172.

[23] D.L., 2003a, p.170.

[24] Thomas d’Aquin, Somme théologique, II a, question i3, art. 3, cité dans D.L., 2003a, p.175.

[25] D.L., 2005.

[26] Ibid., p 87.

[27] La Farce de Maître Pathelin, v. 148, cité dans D.L, 2005, p 88.

[28] Ibid., p.90.