"Variance, variantes, variations" I, 14 mars 2009 : programme - Reverdie

"Variance, variantes, variations" I, 14 mars 2009 : programme

mercredi 26 novembre 2008, par Anne Rochebouet

La journée sera exceptionnellement accueillie par l’École Normale Supérieure (45 rue d’Ulm, 75005), salle Celan

Journée d’étude organisée avec le soutien de l’École doctorale V (« Concepts et langages ») et de l’équipe d’accueil 4089 (« Sens, Texte, Histoire »)

Pour lire le résumé d’une communication, cliquer sur son titre.

9h15 Accueil

Approches philologiques

- 9h30 : Gilles Roussineau (Université de Paris IV-Sorbonne) : De l’utilité des variantes

- 9h50 : Stefania Maffei (Université de Lausanne) : Mouvance de l’œuvre, fixation du texte : essai d’édition critique d’un passage de Guillaume d’Angleterre

- 10h10 : Matthieu Marchal (Université Charles de Gaulle - Lille 3) : Étude des variantes du lexique dans les deux témoins manuscrits de Gérard de Nevers, mise en prose du Roman de la Violette

Approches linguistiques

- 11h30 : Pierre Manen (Université Jean Monnet - Saint-Étienne) : Variations graphiques dans les manuscrits du Roman de Troie entre le XIIe et le XVe siècle

- 11h50 : Mark Kiwitt (Université d’Heidelberg) : La question de la variation - quels enjeux pour l’étude des textes français médiévaux transmis en graphie hébraïque ?

Support et texte

- 14h30 : Olivier Delsaux (Université catholique de Louvain) : Variantes d’auteur ou variance de copiste : l’escripvain en moyen français face à ses manuscrits

- 14h50 : Patrick Moran (Université de Paris IV-Sorbonne) : Le texte médiéval existe-t-il ?

Réécriture et réception

- 16h00 : Stefania Cerrito (Université de Naples l’Orientale) : Entre Ovide et Ovide moralisé : la mouvance des traductions d’Ovide au Moyen Âge

- 16h20 : Florence Tanniou (Université de Paris X-Nanterre) : Les variantes et le sens de la réécriture dans les versions du Landomata

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Programme détaillé du 14 mars

- Conclusion par Joëlle Ducos

Le deuxième volet de la journée d’études aura lieu le 17 octobre 2009.


Résumé des communications

Stefania Maffei (Université de Lausanne) : Mouvance de l’œuvre, fixation du texte : essai d’édition critique d’un passage de Guillaume d’Angleterre

Dans notre communication, nous tenterons d’esquisser, sur la base d’une étude de cas, une réflexion méthodologique sur la pratique éditoriale. Le texte que nous avons choisi, un conte édifiant composé à la fin du XIIe siècle par un certain Chrétien, a occupé des générations de philologues, qui en ont proposé pas moins de sept éditions entre 1840 et 2007. Si la question de la paternité du roman de Guillaume d’Angleterre explique en partie l’intérêt qu’il a suscité – l’attribution à Chrétien de Troyes, de moins en moins défendue de nos jours [1], a été le lieu d’une vive controverse –, elle a également généré certains préjugés, dont le texte a parfois souffert. Un éditeur comme Förster, convaincu de la paternité de Chrétien de Troyes, a par exemple cru bon de transformer les graphies pour les adapter, sans l’appui de la tradition manuscrite, à la langue du Champenois.

Le texte de Guillaume d’Angleterre nous a été transmis par deux témoins : le manuscrit P (Paris, BnF, fr. 375, fin du XIIIe siècle), exécuté à Arras, et le manuscrit C (Cambridge, St. John’s College, B 9, début du XIVe siècle), provenant de l’Est de la France. Si chacun de ces deux manuscrits a été édité à plusieurs reprises – quatre [2] pour P et trois [3] pour C –, il n’existe à l’heure actuelle aucune édition véritablement critique de Guillaume d’Angleterre. Les éditeurs ont en effet tous choisi de publier le texte d’un seul témoin, qu’ils ont privilégié par rapport à l’autre, se bornant à emprunter quelques leçons isolées au manuscrit non retenu.

Nous nous proposons donc de soumettre le texte à une autre méthode, largement abandonnée par la philologie française : la critique textuelle lachmannienne, dite aussi méthode reconstructionniste car elle consiste à reconstruire l’original à travers la confrontation systématique des témoins qui nous ont transmis une œuvre donnée. Le choix ou la restitution des leçons qui remontent avec le plus de probabilité au texte authentique repose alors sur une réflexion critique au centre de laquelle se trouve naturellement la variante. Qu’apporterait cette réflexion critique appliquée à Guillaume d’Angleterre ? Loin de prétendre mener à bien cette ambitieuse entreprise éditoriale, nous nous contenterons d’examiner quelques paramètres que nous dégagerons de l’analyse d’un passage [4]. Il s’agira, non pas de figer une œuvre mouvante, mais d’envisager ses variantes comme des indices permettant d’établir une hypothèse de travail.

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Matthieu Marchal (Université Charles de Gaulle - Lille 3) : Étude des variantes du lexique dans les deux témoins manuscrits de Gérard de Nevers, mise en prose du Roman de la Violette

Comme chacun sait, une édition critique d’un texte en ancien français se doit de reconstituer l’ensemble de la tradition manuscrite dans ce que l’on a coutume d’appeler la varia lectio. Toutefois, la mise en variantes dans une édition critique reste un matériau brut dont la lecture est assez fastidieuse et qui rend somme toute assez mal la « mouvance » ou la « variance » du texte médiéval, notamment en ce qui concerne le vocabulaire. L’apparat critique devant répondre avant tout à un souci de lisibilité, il me paraît nécessaire dans une édition de texte d’accompagner les variantes d’un déchiffrage visant à mettre en lumière et à structurer les principales divergences entre les témoins manuscrits.

Les variantes peuvent ainsi apporter à l’éditeur des informations considérables, notamment d’un point de vue philologique et lexicologique. D’une part, les analyses des variantes lexicales permettent d’apporter des éclaircissements philologiques de premier ordre, susceptibles de retracer la filiation entre les manuscrits de la source et ceux du texte dérimé. D’autre part, les variantes du lexique rendent compte de l’évolution de la langue et à ce titre, elles doivent être traitées dans un complément du glossaire. Les réécritures en prose de la fin du Moyen Age répondent en effet à une volonté de rajeunir des textes anciens devenus moins compréhensibles du fait de l’ancienneté de leur langue. Ainsi, lorsque l’on aborde une mise en prose comme Gérard de Nevers, il est indispensable de l’envisager comme une relecture de la langue d’origine dans la langue de réception du XVe siècle.

Les variantes les plus significatives entre les deux témoins manuscrits de Gérard de Nevers concernent précisément la langue, et plus particulièrement le lexique. Alors que le scribe du ms. B (Bruxelles KBR 9631) semble plus conservateur à l’égard de sa source versifiée et utilise un vocabulaire plus vieilli et empreint de formules épiques stéréotypées, le scribe du ms. P (Paris BNF fr 24378), en revanche, s’émancipe davantage de sa source et actualise le lexique en le modernisant.

Ainsi, l’étude des variantes lexicales permet à mon sens de mieux comprendre la singularité du travail de dérimage ou de mise en prose, puisqu’elle revient à montrer que les prosateurs sont sans cesse partagés entre la nécessité de rester fidèles à la source qu’ils transmettent et celle d’actualiser la langue et le vocabulaire de leurs prédécesseurs pour satisfaire un public nouveau.

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Pierre Manen (Université Jean Monnet, Saint-Étienne) : Variations graphiques dans les manuscrits du Roman de Troie entre le XIIe et le XVe siècle

Les manuscrits médiévaux donnent du texte une réalité assez différente de celle à laquelle l’imprimerie a habitué le lecteur : ici, le livre est le dépositaire d’une forme presque immuable et figée du texte ; là, il est le dépositaire d’une forme du texte parmi d’autres, chaque manuscrit en donnant une variante qui diffère non seulement par la mise en page (ce qui ne suffirait à le distinguer de la version imprimée) mais aussi par la lettre. Les philologues habitués à cette réalité plurielle savent ainsi que le texte existe avec ses variantes, et qu’à défaut de pouvoir établir une version du texte premier, il convient d’en donner les différentes images produites par les différents manuscrits qui le conservent.

La réalité différente que désigne la notion de texte selon qu’il s’applique au contenu d’un manuscrit ou d’un imprimé est encore plus évidente si l’on compare les textes en français dans la mesure où le passage à l’imprimé se double, au tournant du 15e et du 16e siècle, d’un mouvement ininterrompu de grammatisation de cette langue : alors que le français, langue maternelle des locuteurs et langue vernaculaire, avait échappée tout au long du Moyen Âge et pour des raisons différentes à une description grammaticale, contrairement au latin, il fait désormais l’objet d’une étude qui tend à en figer les usages. Ainsi les différences de graphies que l’on observait dans les manuscrits médiévaux tendent à se réduire (en tout cas à être l’objet d’une rationalisation dont témoignent les différentes propositions de réforme orthographique portées le plus souvent par les représentants les plus brillants de l’Humanisme français).

Mais ce type de variantes est habituellement négligé par les philologues au motif qu’elles ne modifient pas l’esprit du texte, sa leçon, et c’est bien plutôt les dialectologues qui s’y intéressent, trouvant là les indices de ces scriptae régionales bien étudiées par Gossen et qui permettent de localiser si ce n’est l’auteur tout du moins le copiste.

On peut toutefois adopter une démarche encore différente en appliquant les critères de la linguistique, et en particulier de la linguistique de l’écrit, à l’étude de ces variantes dont on a fait l’indice de l’anarchie de la langue médiévale ou de sa liberté. Or, si l’on écarte ces critères d’évaluation pour le moins idéologiques, on s’aperçoit que la distribution des variantes graphiques se fait dans les limites d’un cadre correspondant au système graphique, et plus largement linguistique, dont les copistes médiévaux ont l’intuition plus que la connaissance précise.

Ainsi, l’étude de la variation graphique permet-elle de mettre en évidence un ensemble de régularités qui ne doivent pas faire oublier la variance intrinsèque de la langue médiévale, plurielle dans le temps et dans l’espace, mais permettre de décrire ce système linguistique dont la connaissance pratique a permis aux copistes médiévaux d’élever les premiers monuments de la littérature française et de donner à l’autorité seigneuriale puis royale une langue propre, distincte du latin. En cela, ils ont préparé, très pragmatiquement, l’émergence de cette langue de la Renaissance, à la fois normée et officielle.

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Mark Kiwitt (Université d’Heidelberg) : La question de la variation - quels enjeux pour l’étude des textes français médiévaux transmis en graphie hébraïque ?

Les textes médiévaux français rédigés en caractères hébreux constituent un corpus littéraire vaste et varié : la tradition écrite de l’ancien français en graphie hébraïque s’étend sur quatre siècles et englobe des sources appartenant à des genres multiples : gloses, glossaires, traités scientifiques, livres de comptes, poèmes, prières... Mais si ces textes sont d’un grand intérêt tant pour le philologue que pour le lexicographe, ils placent également le chercheur devant des obstacles considérables, liés en grande partie à l’altérité des sources en caractères hébreux face aux textes en graphie latine.

Cette altérité est perceptible d’abord sur le plan graphématique et suppose une technique éditoriale spécifique. On peut ensuite relever des particularités propres aux sources en caractères hébreux qui se situent sur le plan lexical et dont l’interprétation affecte tant la compréhension des textes que l’exploitation des données par la lexicographie historique. On peut enfin soulever la question du degré d’autonomie qui distinguerait la variété linguistique représentée dans les sources en graphie hébraïque de l’ancien français des textes d’origine chrétienne.

Dans notre communication, nous nous proposerons d’étudier dans quelle mesure les réflexions menées autour du sujet de la variabilité des textes médiévaux ont des implications pertinentes pour l’étude des sources françaises en graphie hébraïque et permettent de parvenir à des solutions pratiques qui pourraient être mises en œuvre avec profit dans les domaines de la méthodologie éditoriale, de l’analyse lexicale et de l’étude de ces textes dans une optique de linguistique variationnelle.

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Olivier Delsaux (Université catholique de Louvain) : Variantes d’auteur ou variance de copiste : l’escripvain en moyen français face à ses manuscrits

Les concepts de variance, de mouvance et de muance ont été forgés à partir de corpus centrés sur l’ancien français, sur des productions scribales et de facto des copies éloignées dans le temps et dans l’espace des foyers de création des textes. La mouvance renvoie souvent à l’instabilité de la publication médiévale sur laquelle les auteurs ne pouvaient avoir aucune prise et aux phénomènes d’appropriation de l’œuvre par les copistes.

Dans le cadre de cette journée d’étude, les manuscrits d’auteur en moyen français, en particulier ceux de Christine de Pizan, pourraient constituer un corpus exemplaire à plusieurs points de vue : nous disposons de copies multiples et originales d’un même modèle, la mise au net de l’auteur, et nous disposons de copies autographes et de copies de collaborateurs seulement corrigées par l’auteur qui permettent d’appréhender les différences entre diasystème d’auteur et diasystème de copiste dans une tradition fermée. La variance d’auteur sera envisagée sur le plan des tracés calligraphiques, des archigraphèmes, des rimes, des éléments morphosyntaxiques, de la décoration, de la structuration en chapitres et du processus de production lui-même où la linéarité chronologique de production du manuscrit n’existe pas.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser a priori, la mouvance apparaît dès l’origine ; dans ces conditions, l’évaluation de la variance en aval, chez les scribes, devient problématique.

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Patrick Moran (Université de Paris IV-Sorbonne) : Le texte médiéval existe-t-il ?

Les concepts de mouvance, créé par Paul Zumthor, et de variance, mis au point par Bernard Cerquiglini, s’élaborent tous deux en référence à et contre la notion de texte chère à la Nouvelle Critique des années cinquante et soixante. Le texte, fondement des études littéraires modernes, entité autonome et stable dont l’existence est détachée des contingences auctoriales, éditoriales ou historiques, n’existerait pas en tant que tel au Moyen Âge. Au-delà de leurs divergences, Zumthor (qui met l’accent sur l’oralité et son inhérente instabilité) et Cerquiglini (qui insiste sur la valeur créatrice de la variante dans un cadre écrit) s’accordent à dire que le texte médiéval est intrinsèquement changeant, et que chaque version est aussi légitime qu’une autre. Si ces théories de la mouvance/variance ont eu pour mérite de provoquer un retour de la philologie et de l’étude de la réalité manuscrite, elles ont aussi passé sous silence une question implicite : que fait-on réellement lorsqu’on dit étudier une œuvre médiévale ? Considérer les variantes comme autre chose que des erreurs ou des abus nous oblige à remettre en cause les fondements de notre approche critique. Que signifie de dire qu’on étudie tel ou tel texte ? Existe-t-il en dehors de ses manifestations manuscrites et si oui, quelle forme a-t-il ? Les éditions lachmanniennes ou néo-lachmanniennes peuvent bien tenter de reconstruire des archétypes, le résultat qu’elles donneront aura de fortes chances ou bien de n’avoir jamais existé au Moyen Âge, ou bien de reproduire un état du texte qui n’aura été lu/entendu que par une très faible portion du public de l’œuvre. Faut-il inversement adopter une attitude nominaliste, et se résoudre à n’étudier que des manifestations manuscrites singulières, reliées les unes aux autres non par un phénomène d’étoilement dont le texte serait le centre transcendant, mais par une simple succession linéaire, chaque manuscrit copiant et modifiant le précédent ? Sans doute l’attitude « raisonnable » se situe-t-elle entre les deux : l’unité de l’œuvre médiévale demeure malgré les variations, mais nous ne pouvons travailler qu’à partir de manifestations singulières. Restent d’épineux problèmes de limites : à partir de quand une variante devient-elle trop massive pour qu’on puisse considérer qu’on a toujours affaire au même « texte » ? Quelle part faut-il accorder à la perception moderne et à la perception médiévale pour départager les cas gênants ?

Je tirerai mes exemples principalement de deux œuvres narratives, La Chanson de Roland et le Lancelot en prose, tout en invoquant éventuellement d’autres exemples célèbres ou particulièrement problématiques.

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Stefania Cerrito (Université de Naples l’Orientale) : Entre Ovide et Ovide moralisé : la mouvance des traductions d’Ovide au Moyen Âge

Complexe et articulée, la tradition de l’Ovide moralisé compte une vingtaine de manuscrits, auxquels s’ajoutent les quatre témoins de ses deux réécritures en prose, mais aussi les nombreuses versions imprimées qui s’inspirent de sa deuxième mise en prose. Recopié ou réécrit, l’Ovide moralisé survit ainsi jusqu’au début du XVIIe siècle.

Loin d’être neutre, ce travail de copie, de réécriture ou de réimpression, révèle que se confrontent différentes manières de concevoir l’œuvre d’Ovide et sa translation en moyen français. Conçu par son auteur comme un ouvrage pour l’enseignement des vérités chrétiennes, l’Ovide moralisé est à plusieurs reprises remanié, voire parfois "mutilé" de ses longs sermons qui suivent les fables ovidiennes et qui glosent les mythes anciens selon les quatre sens de l’Écriture. Entre Ovide et Ovide moralisé, la riche mouvance du texte est ainsi le témoignage d’une querelle entre défenseurs de l’Ovide chrétien et défenseurs de l’Ovide païen, querelle destinée à durer pas moins de trois siècles, jusqu’à la publication du Grant Olympe des histoires poetiques du prince de poesie O. Naso, dernière édition imprimée d’une traduction d’Ovide inspirée de l’Ovide moralisé.

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Florence Tanniou (Université de Paris X-Nanterre) : Les variantes et le sens de la réécriture dans les versions du Landomata

Le Roman de Landomata achève la version en prose du Roman de Troie, développant ce qui n’était, chez Benoît de Sainte-Maure, qu’un embryon narratif. Cette brève œuvre raconte la vengeance du fils d’Hector et Andromaque et sa conquête des pays orientaux aux alentours de Troie détruite. Elle se trouve dans les manuscrits de Prose 1, de Prose 3 (mais on ne dispose pour cette prose que d’un manuscrit complet du XVe siècle et on ne saurait dire si les premières versions comportaient ce bref roman) et de Prose 5, qui compile Prose 1 et Prose 3. Enfin, il existe un manuscrit du début du XIVe siècle où Landomata fait suite au roman en vers de Benoît. 25 manuscrits de Landomata laissent paraître des variantes propres à trois familles (Proses 1 et 3, Prose 5 et Landomata seul) et nous réfléchirons aux liens qu’elles entretiennent. En dépit de ce que montre J.W. Cross dans son édition du roman (University of Connecticut, Ph.D. 1974), nous verrons que le texte ne saurait être antérieur à l’écriture de l’œuvre en vers. Deux hypothèses demeurent : celle de J. W. Cross faisant de Landomata une création indépendante que Prose 1 s’est adjointe ; une autre hypothèse voudrait que Landomata ait été créé comme suite à Prose 1 par son auteur, sans qu’on ait à supposer un état antérieur de l’œuvre. Contrairement à l’avis de l’éditeur américain, on voit aisément que, loin d’être un épisode adventice, le Landomata trouve de nombreuses résonances avec le reste du récit. A la lumière des variantes et de la classification des manuscrits, nous pensons que la seconde hypothèse l’emporte.

Ces variantes témoignent des enjeux des réécritures, qui, par touches subtiles, modifient une légende pour la renouveler, l’insérant dans une œuvre différente (Prose 5 et l’Histoire Ancienne) et l’y adaptant ou lui donnant une autonomie. Elles ne sont pas seulement prises en charge par des copistes, mais aussi par des remanieurs, lorsque l’on passe d’une famille à l’autre. Toutes sont porteuses de sens et elles font parler la légende. Elles concernent l’onomastique (comment comprendre que l’on passe de Rhodes à Aronda ou à Varonde ? Pourquoi la Turquie devient-elle parfois Tirelie, ou le Coine se transforme-t-il en Ancone ou Coquaigne ?), ou les épisodes eux-mêmes (voit-on couler les larmes des Troyens ou de Landomata ? Hélène est-elle morte ou en exil ? La conquête de l’Orient est-elle aisée ou difficile pour le héros ?). Loin d’être seulement des inattentions ou des fantaisies, elles sont le témoin d’une chaîne d’écriture dont on peut tenter la reconstitution, mais aussi la preuve des orientations et du sens que les clercs veulent donner au texte. Elles se comprennent en fonction du lieu et de l’époque de l’écriture, qui apportent de nouveaux enjeux à cette brève histoire : elles présentent les fluctuations de la relation à l’Orient et de sa perception dans le Moyen Âge occidental, de l’Italie à la France, de la fin du XIIIe à la fin du XVe siècle. Exhibant ou effaçant, selon les versions, le caractère féodal de l’œuvre, lui donnant une visée tantôt historique, morale ou idéologique, tantôt romanesque, ceux qui réécrivent nous montrent que la variation, la variante, recèle un pouvoir : celui de transformer le sens d’une histoire, d’en faire l’écho d’un temps, d’un espace, d’une volonté propre.

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Notes

[1] Comme l’a encore montré à l’aide de solides arguments linguistiques la récente étude de F. Zufferey (RLiR 72), l’auteur de Guillaume d’Angleterre, dont la patrie semble devoir être cherchée en Picardie, ne saurait se confondre avec l’illustre romancier champenois, pas plus que la Grande-Bretagne du roi Guillaume ne saurait rappeler l’univers des récits arthuriens.

[2] Francisque Michel, 1840 ; Maurice Wilmotte, 1927 ; Anne Berthelot, 1994 ; Christine Ferlampin-Acher, 2007.

[3] Wendelin Förster, 1899 ; Virginia Merlier, 1972 ; Anthony Holden, 1988.

[4] N’ayant pas eu le loisir de consulter les manuscrits originaux, nous nous baserons pour cet essai d’édition critique sur les éditions existantes de P et de C, en espérant pouvoir également tenir compte du témoignage de E, une traduction espagnole en prose du XIVe siècle (ms. H. I. 13 de la bibliothèque de l’Escorial) appartenant à la même branche que le manuscrit de Paris. L’édition du texte espagnol, que propose Hermann Knust dans Dos obras didácticas y dos leyendas sacadas de manuscritos de la Biblioteca del Escurial, Madrid, Sociedad de bibliófilos españoles, t. 17, p. 171-247, semble en effet difficile d’accès.