"Pratiques philologiques en Europe", comptes rendus et comparaison par Noémie Chardonnens.
Actes de la journée d’étude organisée à l’École des Chartes le 23 septembre 2005, réunis et présentés par Frédéric Duval, Paris, École des Chartes, 2006.
vendredi 1er février 2008, par Noémie ChardonnensCompte rendu des articles suivants :
• Frédéric Duval, « Présentation », p. 5-20
• Thomas Bein, « L’édition des textes médiévaux allemands. L’exemple de Walther von der Vogelweide », p. 21-36
• Léo Carruthers, « L’édition des textes en anglais médiéval. Remarques sur les pratiques philologiques en Angleterre », p. 37-54
• Ludo Jongen, « Combien partirent pour Cologne ? L’édition des textes en moyen néerlandais : aperçu historique et problèmes », p. 55-76
• Fabio Zinelli, « L’édition des textes médiévaux en Italie », p. 77-113.
Présenté lors de la séance du 23 janvier 2008
La journée d’étude Pratiques philologiques en Europe, qui a donné lieu aux articles précités, s’est tenue à l’École des Chartes le 23 septembre 2005. Elle réunissait plusieurs spécialistes originaires de divers pays d’Europe, travaillant chacun sur le domaine linguistique de sa langue maternelle. L’idée de l’organisateur de cette journée, Frédéric Duval, était de palier à un état de fait : les éditeurs de texte, souvent spécialisés dans une langue, ne vont que rarement regarder ce que font leurs collègues spécialistes de domaines linguistiques différents. Ils manquent ainsi l’occasion de voir comment d’autres résolvent des problèmes auxquels ils sont eux-mêmes confrontés mais également de réfléchir à leur propre pratique de l’édition, et à ce qui s’y cache. Autrement dit, à ce qui, derrière les réflexes d’un éditeur, provient de choix réels et à ce qui relève plutôt de la tradition de son pays d’origine.
Au-delà de ces ambitions, Frédéric Duval souhaitait au travers de cette journée promouvoir le statut de la philologie, et montrer qu’elle était toujours une science vivante pouvant susciter des échanges et des réflexions. De plus, il espérait qu’au travers de la rencontre de spécialistes européens et de la confrontation de leurs pratiques, de nouveaux champs de recherche puissent se dessiner et renouveler ainsi une discipline que beaucoup prédisent vouée à une mort certaine. Aujourd’hui, la pérennité de la philologie suppose en effet une réflexion de fond sur ce qu’elle peut apporter aux autres disciplines. Pour ce faire, Frédéric Duval propose dans son introduction de commencer par réfléchir à ce qui se cache derrière les normes et les règles qui semblent aller de soi, afin de cerner et de réfléchir aux présupposés et aux conceptions qui se trouvent derrière des pratiques qui paraissent acquises.
Frédéric Duval souhaitait pouvoir ouvrir une discussion comparative de fond sur les différentes pratiques philologiques européennes. Dans cette idée, il avait envoyé aux différents participants un plan d’intervention ciblé en deux parties : une présentation historique tout d’abord (histoire de l’édition, question d’une école nationale, personnalités marquantes, éditions de références, contraintes commerciales, situation académique, évolution récente…) puis une description des pratiques actuelles, principalement articulée autour de la notion de fidélité (fidélité au sens originel, à l’archétype, au témoin mais aussi au lecteur, à l’auteur et à la langue).
Au final, la comparaison est complexe. Ce d’une part parce que tous les intervenants n’ont pas suivi le plan proposé de façon scrupuleuse et qu’il devient rapidement difficile de comparer leurs communications autour de points stricts. Et d’autre part, parce qu’il apparait à la lecture des actes qu’il est difficile de comparer des méthodes et des choix d’éditeurs qui ne travaillent pas sur les mêmes corpus et qui sont donc influencés dans leur manière de travailler et dans leur tradition avant tout par les particularités de leur objet d’étude, que ce soit au niveau de l’histoire linguistique (évolution, variance, stabilité, lisibilité), des caractéristiques de leur corpus textuel (extension chronologique et spatiale, nombre de manuscrits et/ou de fragments, importance culturelle, prestige, typologie) ou encore des particularités graphiques qui lui sont propres. Cela sans parler du fait que pour cerner et comprendre tous les particularismes nationaux, il faudrait également prendre en compte l’évolution des institutions académiques de chaque pays, les réflexions qui y sont (ou non) menées sur la philologie et sur la langue, mais aussi l’histoire politique nationale et la place qu’y a pris ou qu’y prend l’étude des textes anciens. Ce travail, qui serait nécessaire à une véritable comparaison ainsi qu’à la compréhension des particularités éditoriales de chaque pays, était évidemment impossible à mener dans le cadre d’une journée d’étude, tout comme dans ce compte rendu.
Je me contenterai donc ici de reprendre les grandes lignes de quatre interventions [1] afin de tracer d’un point de vue général les pratiques éditoriales de quelques grands pays européens, à savoir l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas ainsi que l’Italie. Dans le but de ne pas surcharger cet exposé et de comparer ce qui était comparable, je me suis principalement attachée à retracer l’évolution des pratiques éditoriales au cours des XIXème et XXème siècles pour en arriver à ce qui se fait aujourd’hui, en mettant en avant, quand cela s’avérait utile, les particularités des corpus. Je ne reviendrai donc pas dans ce document sur les nombreux exemples d’éditions et de travaux cités par les auteurs des différentes communications et je me contenterai de renvoyer le lecteur intéressé par de plus amples détails vers les articles eux-mêmes. Je signale encore à toute fin utile que j’ai volontairement laissé de côté deux communications de la journée d’étude, à savoir l’article de Frédéric Duval lui-même qui portait sur les pratiques éditoriales françaises et qui a fait l’objet d’un compte rendu détaillé par Anne Rochebouet ainsi que l’article de Dominique Poirel [2] qui portait sur l’édition des textes médio-latins et ne se rattachait donc pas directement aux pratiques philologiques d’un pays. En outre, pour ceux qui s’étonneraient de ne pas voir figurer l’Espagne dans ce panorama européen, on répondra à la suite de Frédéric Duval que l’intervenante espagnole n’a malheureusement pas rendu son article dans les temps demandés et qu’il ne figure donc pas dans les actes de la journée d’étude.
1. L’Allemagne, Thomas Bein (Aix la Chapelle)
L’Allemagne, comme on le sait, est la patrie de Karl Lachmann, qui établit les fondements de l’édition de texte au XIXème siècle, dès les années 1820, au côté des Frères Grimm. Leur idée est alors de partir à la recherche du meilleur texte, de l’archétype, considéré comme perdu mais reconstitué à l’aide de conjectures et d’hypothèses. Thomas Bein rappelle que Lachmann avait commencé par travailler sur des textes antiques et qu’il a ensuite appliqué les mêmes principes aux textes médiévaux. L’auteur souligne que malgré la remise en question de cette méthode, principalement dans le début du XXème siècle par Joseph Bédier, les principes lachmanniens ont exercé une grande influence sur les pratiques éditoriales européennes et allemandes. C’est d’ailleurs le préjugé attaché généralement aux éditeurs allemands : ils sont réduits à des lachmanniens et sont opposés aux Français et à leur bédiérisme. Or, si effectivement l’école lachmannienne a connu de beaux jours en Allemagne, Thomas Bein amène des éléments qui permettent de nuancer ces affirmations.
Il faut savoir en premier lieu qu’à l’époque même de Lachmann, sa méthode était contestée en Allemagne même, et ce donc bien avant Joseph Bédier. Ainsi en est-il de Friedrich-Heinrich von der Hagen (1780-1856), contemporain des Grimm et de Lachmann. Ce philologue avait renoncé à retrouver un archétype ou à se rapprocher d’un original et cherchait simplement le meilleur manuscrit qu’il éditait ensuite de façon très fidèle. Il fut sévèrement critiqué par Lachmann et les Grimm. Cette méthode eut ainsi du mal à s’imposer et demeura longtemps dans l’ombre. Néanmoins, il faut signaler d’une part son existence parallèlement aux méthodes de Lachmann et d’autre part le fait que de grands philologues la suivirent et proposèrent au fil du XIXème puis du XXème siècle plusieurs éditions allemandes basées sur cette idée.
A côté de cela et toujours pour couper court aux préjugés, on notera qu’au fil du XXème siècle, l’Allemagne a vu progressivement s’imposer la méthode du manuscrit de base. La méthode lachmannienne a culminé jusqu’aux années 30 (époque que Thomas Bein qualifie d’ « âge d’or du lachmannisme »), puis a progressivement décliné pour être presque enterrée dans les années 70. Aujourd’hui, l’auteur constate qu’on peut identifier au travers des colloques et des éditions de textes deux grandes écoles en Allemagne : l’une qui veut rester très fidèle au texte d’un manuscrit, l’éditant de manière presque diplomatique (en gardant notamment les abréviations et signes diacritiques du manuscrit), et l’autre qui postule une reconstruction légère du texte, avec beaucoup de prudence, et surtout à l’aide des autres témoins restants. L’idée lachmanienne de l’archétype à reconstruire s’est donc bien éloignée. Néanmoins on est obligé de constater l’influence exercée par la méthode de Lachmann sur l’édition, puisque comparativement à la France par exemple, ce n’est que très récemment que l’Allemagne a vu s’imposer la méthode du manuscrit de base. En outre, Thomas Bein signale que Karl Lachmann a aussi eu une profonde influence sur la vision de la langue allemande. Pour le philologue, tous les auteurs médiévaux écrivaient en Hochdeutsch standard, langue à laquelle il fallait revenir en reconstruisant un archétype. Ce n’est que très récemment qu’est apparue en Allemagne la question des dialectes, de la façon de les étudier et de les rendre dans les éditions de texte. Ainsi, Thomas Bein signale qu’au début des années 2000 a été lancé le projet d’un nouveau dictionnaire de moyen haut allemand qui s’appuiera de façon stricte sur les manuscrits. Pour l’auteur, il ne fait aucun doute que ce projet modifiera profondément la conception de la philologie allemande.
2. L’Angleterre, Léo Carruthers (Paris)
Pour faire l’histoire des pratiques éditoriales en Angleterre, Léo Carruthers nous propose un petit détour par l’histoire des dictionnaires de langue. En 1842, est fondée en Angleterre la Philological Society, société agissant pour l’étude de la philologie historique comparée. En retard par rapport aux Allemands, les Anglais souhaitaient examiner leur langue et la comparer aux langues germaniques mais aussi au latin ou au grec. Cette société a commencé à répertorier le vocabulaire de l’époque puis l’idée s’est faite que les dictionnaires existants étaient insuffisants et que le travail était à refaire. On notera que l’idée devient claire et officielle en 1857, et que vraisemblablement, il faut aussi y voir une volonté d’égaler les voisins, marque de l’orgueil national qui caractérise l’Europe de la fin du XIXème siècle. En effet, en Allemagne, c’est à partir de 1838 que les Frères Grimm ont cherché à répertorier tous les mots allemands dès le XVIème siècle, et c’est dès 1841 qu’Émile Littré a fait de même en France.
Les Anglais se montrent très ambitieux puisqu’ils cherchent à répertorier tous les mots anglais depuis l’an 1000. L’idée est de prouver à chaque fois le sens des mots par des citations en contexte. La tâche doit être menée par des volontaires dans de nombreux pays, principalement aux Etats-Unis et en Angleterre. Pour que ces volontaires travaillent, il faut évidemment qu’ils aient accès aux textes. A ce moment là, le taux d’œuvres médiévales publiées est extrêmement faible. De nombreuses sociétés savantes sont alors créées, certaines autour d’un seul auteur (citons la Chaucer Society) et d’autres autour de l’idée d’éditer le plus grand nombre de textes possibles. C’est surtout la Early English Text Society (EETS) qui prit dans ce projet une importance capitale. De nombreux textes sont alors édités et cela permit aux Anglais d’élaborer un dictionnaire remontant jusqu’au VIIIème siècle : le New English Dictionnary appelé plus tard le Oxford English Dictionnary, publié entre 1884 et 1928.
Que dire des éditions de textes effectuées par ce biais ? Il est clair qu’elles ne correspondent pas aux critères actuels. La plupart sont des éditions diplomatiques ou semi-diplomatiques, choix qui paraît tout à fait évident si l’on songe qu’elles étaient élaborées pour que l’on puisse y relever des mots et leur sens en contexte. Certaines de ces éditions ont été refaites dans le courant du XXème siècle selon d’autres principes éditoriaux mais il ne s’agit que d’une minorité d’entre elles. De plus, parmi les textes édités, les textes littéraires ont été privilégiés et Léo Carruthers signale que de nombreux textes historiques ou religieux attendent encore un éditeur, et que tout un travail de réédition mériterait en outre d’être mené.
Les éditions n’ont heureusement pas cessé suite à la publication du dictionnaire et aujourd’hui encore, la EETS publie chaque année de nouveaux volumes. En ce qui concerne les choix éditoriaux, il semble que la EETS ne trancha pas et pratiqua une politique du compromis. On rencontre donc aussi bien des éditions faites selon les principes de Lachmann que de Bédier. Vraisemblablement, la EETS respectait le choix fait par l’éditeur, non sans en avoir discuté. Il semble en fait que les Anglais aient pratiqué un système de compromis et se situent en intermédiaire entre les deux méthodes. Pourtant, s’il fallait en distinguer une, celle de Lachmann semble avoir dominé. Leo Carruthers constate ainsi que le comité central de l’EETS, même s’il restait ouvert aux propositions des éditeurs, veillait à l’application des principes de Lachmann. Pourtant la méthode de Bédier semble avoir été progressivement de plus en plus suivie dès les années 30.
Pour conclure son article, Léo Carruthers explicite les compromis anglais montrant les choix et les réflexions de certains éditeurs récents qui se situent entre Lachman et Bédier. Il rappelle enfin des propos de Philippe Ménard, qui appelle à une approche pragmatique et à un compromis entre les deux méthodes d’édition. Pour Léo Carruthers, c’est précisément ce qu’ont réussi à faire les Anglais et ce qu’ils continuent de faire aujourd’hui, essayant de tirer parti à la fois des méthodes lachmanniennes et bédiéristes.
3. Les Pays-Bas, Ludo Jongen (Leiden)
L’histoire des méthodes éditoriales aux Pays-Bas n’est pas à la base une histoire de choix mais de « hasard ». Le premier à s’être intéressé aux textes en vieux néerlandais est en effet un jeune allemand, Heinrich Hoffmann, un élève des Grimm. On imagine bien qu’il a importé avec lui la méthode de ses maitres, le lachmannisme, qui va par conséquent tendre à dominer les éditions de textes néerlandais. Cela s’explique aussi par le fait que la grande vague d’éditions de textes médiévaux néerlandais atteint son apogée à la fin du XIXème siècle et décline ensuite au tournant du XXème siècle. La méthode de Bédier ne touche par conséquent plus grand monde aux Pays-Bas lorsqu’il la met au point dans le premier tiers du XXème siècle. Il faut attendre les années 1980 pour que le vent tourne et que de nouveaux grands projets d’édition de textes en vieux néerlandais soient lancés. Ainsi Ludo Jongen cite le projet « Lancelot », lancé à Utrecht dans l’idée d’éditer scientifiquement le cycle Lancelot-Graal-Mort Artu néerlandais. Aujourd’hui 30% du tout a paru, ce qui représente quatre volumes. De nos jours, les éditeurs néerlandais s’intéressent également beaucoup à l’édition de manuscrits composites.
Cependant, le problème de la littérature néerlandaise est ailleurs : dans les particularités de son corpus, ce qui rend difficile toute comparaison avec d’autres littératures. On peut ainsi comparer la littérature néerlandaise médiévale aux décombres que laisse un ouragan : ce qui caractérise le plus ce domaine linguistique c’est le nombre énorme de fragments épars qui restent. Il y a tout de même un certain nombre de textes qui ont été transmis entièrement, mais la plupart du temps dans un seul manuscrit. D’après Ludo Jongen, il est ainsi tout à fait exceptionnel que les spécialistes disposent de plus de trois manuscrits, et déjà notable qu’ils puissent consulter deux manuscrits. Aussi les spécialistes de la littérature néerlandaise médiévale regardent-ils avec envie leurs collègues européens.
Cette situation pose des problèmes bien différents aux éditeurs de texte néerlandais. Plutôt que de suivre une école ou une autre, les spécialistes ont plutôt mené leur propre réflexion sur l’édition de manuscrits uniques ou avec fragments. On constate alors que, même si Lachmann reste influent, il n’y a pas véritablement d’école ou de courants dominants mais plutôt que chaque éditeur essaie de trouver la meilleure solution en fonction de l’étendue et de la forme de son corpus et de ses problèmes particuliers.
Il existe de ce fait plusieurs types d’édition. Il y a très peu d’éditions « grand public » même si récemment, de nouvelles traductions ont été publiées. Le grand public ne semble pas s’intéresser au moyen néerlandais. Normal, nous dit Ludo Jongen, si l’on songe qu’au niveau secondaire, on n’enseigne pas la littérature antérieure à 1900. Pour les spécialistes, on trouve bien sûr des éditions critiques, qui aujourd’hui prennent de préférence pour base un manuscrit, rétablissent ponctuation, majuscules, abréviations et chiffres romains et qui tentent ensuite d’intervenir le moins possible, justifiant en notes toutes les interventions, et ajoutant les variantes. Les Pays-Bas semblent en outre être un des rares pays qui pratique encore des éditions strictement diplomatiques, destinées avant tout aux philologues et aux linguistes, mais aussi des éditions synoptiques, publiant donc les diverses versions des textes de façon diplomatique. Cela est évidemment plus facile au vu de la petitesse du corpus.
Ludo Jongen note encore que les spécialistes néerlandais utilisent beaucoup l’informatique. En 1998, un CD-Rom est ainsi paru avec un dictionnaire de moyen néerlandais ainsi qu’un grand nombre de textes édités ou inédits. De plus, il note un mouvement de publication sur l’internet d’éditions surtout diplomatiques, notamment des versions qui ne peuvent être publiées dans les thèses, ce dans l’idée que chacun puisse y accéder et de fournir ainsi des éditions synoptiques consultables en ligne.
4. L’Italie, Fabio Zinelli (Sienne)
L’Italie est un pays à forte culture philologique, notamment en raison de l’abondance et de la disponibilité de ses manuscrits, de l’accessibilité de la langue italienne médiévale, mais aussi du prestige de Dante, Boccace ou Pétrarque au sein de l’identité nationale. La philologie s’y est maintenue comme une discipline autonome. C’est aussi un des seuls pays où des tentatives sont faites pour utiliser la philologie à d’autres fins que l’édition.
En Italie, pour être bref, l’édition des textes est stemmatique et reconstructionniste, et suit donc les principes de Lachmann. Il faut prendre en compte l’importance du statut de l’auteur en Italie pour comprendre le succès de la méthode allemande. Des textes de Dante, Boccace ou Pétrarque font l’orgueil de la nation, et on comprend ainsi le souci constant de remonter aux originaux écrits par les maîtres. Dans un ordre d’idée comparable, même si le texte est anonyme, il restera vu comme « contemporain de Dante ou autre », et il participe alors de l’aura entourant les grands auteurs. Dans ces conditions, on comprend l’importance de remonter au plus près de l’archétype.
Cependant, il serait faux de voir chez les italiens des lachmanniens jusqu’au-boutistes. Ils ont su réfléchir à la méthode de Lachmann, adopter d’autres techniques si elles s’imposaient et développer les théories lachmanniennes. On parle ainsi de néolachmannisme en ce qui les concerne. Ils se sont par exemple fortement intéressés aux interférences des copistes, non plus seulement pour les éliminer mais pour y voir une trace de lecture originelle, qui trouverait sa place dans le système linguistique des scribes. De nos jours, Fabio Zinelli note qu’on a renoncé à trop toucher au texte, au moins en ce qui concerne la langue. Il remarque également que le statut de la philologie en Italie est différent : elle est très liée aux études littéraires et ne subit pas le cloisonnement disciplinaire auquel elle est soumise ailleurs en Europe.
5. Conclusion
Même si la tâche de comparaison des pratiques philologiques en Europe est complexe, elle aboutit tout de même à des résultats intéressants. S’il faut garder en tête les particularités de chaque corpus, on peut tout de même tracer des lignes générales et identifier les traditions et obédiences de chacun : ainsi les Italiens et les Néerlandais se sont plutôt tournés vers la méthode de Lachmann, les Allemands en sortent et les Anglais se situent entre lachmannisme et bédiérisme. Frédéric Duval note dans sa présentation que la géographie historique des méthodes de philologie ainsi que le rythme de leur implantation a eu une influence directe sur les pratiques actuelles. Cela le pousse à relativiser fortement les choix d’édition qui apparaissent en fait largement hérités d’une tradition et d’un enseignement nationaux. Ce constat que font la plupart des participants apparaît très clairement à la lecture des articles, parfois même dans les différences de terminologie utilisée pour parler de philologie.
D’où viennent les différences entre pays ? Il est difficile de trancher tant l’origine des choix est complexe. Elle peut tenir à la fois à des personnalités, à des particularités du corpus, à l’identité nationale… etc. Au final et au delà de cette question, l’importance de cette journée était aussi de montrer que la philologie était vivante et pouvait encore susciter des réflexions. Une récurrence du livre était ainsi un cri d’alarme autour de la philologie : peu rentable, difficilement accessible, nécessitant un long apprentissage, les chaires et les étudiants disparaissent un peu partout en Europe : c’est regrettable, tout comme il est regrettable de voir que l’étude de la langue est aujourd’hui de plus en plus séparée des études littéraires et que beaucoup d’étudiants appréhendent aujourd’hui les textes anciens via des traductions. Une réflexion sur l’avenir de la philologie semble indispensable. Et quoi de mieux pour commencer cette réflexion que de s’interroger sur les choix apparemment anodins des éditeurs, afin de voir les conceptions de la discipline qui s’y cachent. À la suite de cette journée d’étude, Frédéric Duval espère également pouvoir accroître les liens entre philologues issus de pays différents, afin de mettre en commun expérience et réflexion. Il imagine ainsi comme premier pas l’élaboration d’un vocabulaire de l’édition qui puisse être commun à différents pays.
Au final, il nous reste à souligner que malgré des réflexes profondément ancrés, les pratiques éditoriales sont aujourd’hui caractérisées avant tout par un éclatement, à un degré moindre toutefois en France (cela également à cause des règles dictées par les maisons d’éditions) et en Italie (respect de l’auteur). Toutes les communications ont essayé de relever l’école dominante de leur territoire national. Cependant toutes mentionnaient de nombreuses exceptions au sein de la généralité et cela de façon de plus en plus nette au fil du temps. Aujourd’hui, le choix d’une méthode revient à une réflexion sur l’utilité et le but du texte édité : veut-on retrouver ce que disait l’auteur ? Témoigner d’un état du texte ? Étudier la langue ? Comprendre le lecteur du texte ? Rendre le texte accessible au lecteur moderne ? Aider les spécialistes ? Toutes ces questions imposent des choix d’édition différents et ce sont elles qui guident à présent nombre d’éditeurs, peu importe leur nationalité. A la suite de ce constat, Frédéric Duval plaide dans son introduction pour la confection d’éditions de textes multiples et selon des principes très divers, ce sans dogmatisme mais avec une conscience accrue des choix méthodologiques adoptés. C’est dans ce chemin, on l’espère, que la philologie trouvera son salut. Pour conclure, on ne fera que souligner une fois encore l’importance qu’il y a, à notre avis, d’intéresser à ce qui se fait ailleurs, ne serait-ce que pour prendre conscience précisément des choix méthodologiques implicites qui se cachent derrière les réflexes acquis. On ne peut au final que souhaiter que des journées d’études comme celle-ci continuent d’avoir lieu, afin de permettre un lieu d’échange entre spécialistes de tout pays, devenant ainsi un moyen de remettre la philologie au centre de l’université.
Notes
[1] A savoir Thomas Bein, « L’édition des textes médiévaux allemands. L’exemple de Walther von der Vogelweide », p. 21-36, Léo Carruthers, « L’édition des textes en anglais médiéval. Remarques sur les pratiques philologiques en Angleterre », p. 37-54, Ludo Jongen, « Combien partirent pour Cologne ? L’édition des textes en moyen néerlandais : aperçu historique et problèmes », p. 55-76, et Fabio Zinelli, « L’édition des textes médiévaux en Italie », p. 77-113.
[2] Dominique Poirel, « L’édition des textes médiolatins », in Pratiques philologiques en Europe, actes de la journée d’étude organisée à l’École des Chartes le 23 septembre 2005, réunis et présentés par Frédéric Duval, Paris, École des chartes, 2006, p. 151-173.