Gilles Roques, « Les éditions de textes », compte rendu par Filippe de Zanatta Santos - Reverdie

Gilles Roques, « Les éditions de textes », compte rendu par Filippe de Zanatta Santos

Dans Histoire de la langue française (1945-2000), Paris, 2000.

jeudi 21 février 2008, par Filipe de Zanatta Santos

Présenté lors de la séance du 23 janvier 2008.

Les éditions de textes médiévaux sont en avance par rapport aux éditions d’époques postérieures sous plusieurs points de vue, car les intérêts méthodologiques de ces dernières sont moindres en comparaison. La raison en est simple : d’abord, le matériel dont nous disposons est immense avec les textes du Moyen Âge, ce qui permet une ample étude de la variation linguistique, qu’elle soit du point de vue diachronique (parce que la tradition textuelle d’une œuvre peut s’étendre sur plusieurs siècles), diatopique (les témoins d’un même texte peuvent avoir plusieurs lieux d’origine), diastratique (en effet, il arrive souvent qu’on les adapte en fonction du public ciblé, lequel varie de la cour à une audience de taverne) et diaphasique (à cause des libertés que se permet le copiste avec le texte pour plusieurs raisons).

Le panorama littéraire du Moyen Âge est donc un terrain dont l’ampleur était loin d’être estimée à sa juste valeur car on ne disposait pas au début d’un nombre assez important d’éditions, mais après un siècle de travail il est désormais possible de le cerner et d’avoir une idée des possibilités qu’il offre.

La cadence des éditions

Ralentie entre les deux guerres, surtout en Allemagne, elle connaît une croissance progressive à partir des années 60 dans d’autres pays (France, Belgique, Angleterre, EUA, Canada, Pays-Bas et les pays scandinaves).

Après un quart de siècle nous pouvons recenser environ 400 éditions d’excellent niveau, dont un peu moins de la moitié a publié un texte jusqu’alors inédit. De plus :

- 100 font référence à un texte déjà publié.

- 20 republient un texte avec une traduction déjà existante (laquelle peut être ponctuellement améliorée).

- 4 reproduisent en couleur des manuscrits déjà édités.

Nous devons, bien sûr, ajouter à cela les possibilités qu’offre le support informatique, lesquelles s’adaptent très bien aux problèmes que se pose aujourd’hui l’édition de textes médiévaux français (à savoir la possibilité de superposer les différentes formes, d’associer des transcriptions diplomatiques à des éditions, etc.). Gilles Roques affirme toutefoisque nous devons toujours augmenter le stock d’éditions papier.

Les principales maisons d’éditions de textes médiévaux français

- Classiques Français du Moyen Âge. Dirigée actuellement par Ph. Ménard, cette collection suit la méthode bédiériste et compte entre 1945-1997 au moins 25 textes doublés d’une édition critique nécessaire à celui qui veut les étudier.

Principales publications : Les Romans de Chrétien de Troyes d’après la copie Guiot (BN fr. 794), le Roman de Renart d’après le manuscrit de Cangé, le Roman de la Rose, le Lai de l’ombre de Jean Renart, le Roman de Tristan de Thomas, le Roman de Thèbes.

- Société des Anciens Textes Français. Publiant moins d’un livre par an, elle présente des textes moins rudimentaires que les Classiques Français du Moyen Âge. Elle offre quelques éditions définitives : en Ancien Français (La Chanson de Guillaume, Girart de Roussillon, le Roman de Rou de Wace, le Roman de la Poire de Thibaut, la Vie des Pères) et en Moyen Français (Les Arrêts d’amour de Martial d’Auvergne ; le Livre de mutation de fortune de Christine de Pizan ; Le Respit de la Mort de Jean le Fèvre ).

- Anglo-Norman Text Society. Elle publie en moyenne un texte anglo-normand chaque année. A partir de 1983 les grands volumes sont accompagnés d’un deuxième, plus petit, donnant un deuxième texte d’une œuvre présente dans le même manuscrit. Parmi ces textes nous pouvons détacher, entre autres, Le Roman de Horn de Thomas, l’Estoire des Engleis, de Gaiman.

- Droz. Depuis 1945, elle publie la collection « Textes Littéraires Français », qui possède plus de 500 titres, dont Gilles Roques fait l’éloge pour sa qualité. Il cite quelques éditions de référence : en Ancien Français La Vie de St. Alexis ; le Miracle de Nostres ; Les XV joies de Mariage ; les Œuvres de Villon ; en Moyen français les Chroniques de Froissart dans les versions des manuscrits de Rome et d’Amiens ; des Passions ; des Farces (65 pièces en 12 volumes), les épopées Cliriadus, Meleadice et Perceforest (en 7 volumes).

- Beichefte de la Zeitchrift für Romanische Philologie, chez Niemeyer. Bonnes éditions de textes en Ancien Français, ancien provençal et franco-italien, notamment les versions franco-italiennes de La Bataille d’Aliscans ; le Thesaur del Hospital de Saint Sperit, ou encore trois versions en prose de Lucidere.

  • Collections liées à des universités :
    • Etudes Romanes de Lund
    • Centre de philologie et de littératures romanes (Univ. De Strasbourg)
    • Ceres (Montréal) ; initiative de l’université responsable de la publication de la Revue du Moyen Français, recueils de pièces inédites tirées d’un chansonnier, d’Inedita & Rara et de la Bibliothèque du Moyen Français.

Toujours dans le Moyen français, nous pouvons aussi citer la Bibliothèque du XVe siècle (Champion), les Documents Linguistiques de la France et les Documents Linguistiques de la Belgique Romane.

Gilles Roques cite en outre la collection Lettres Gothiques (Le Livre de Poche), soulignant son aspect d’édition grand public dont l’apparat critique devient de plus en plus riche et qui a pour mérite d’innover en publiant des versions inconnues de textes connus. Finalement, pour un bilan plus complet des travaux éditoriaux en moyen et ancien français il renvoie aux travaux de Cl. Thiry (1997).

Après le survol du panorama éditorial, Gilles Roques décrit la procédure éditoriale, classifiant les travaux de l’éditeur selon le nombre de témoins disponibles :

- Manuscrit unique : vu comme le cas le plus simple, l’éditeur doit se poser la question de la confiance qu’il doit accorder au travail du scribe. A priori, plus l’œuvre est proche du texte original dans le temps et l’espace, plus elle lui reste fidèle, auquel cas il suffit de corriger les fautes évidentes. Dans le cas où le manuscrit unique est moins fidèle, il est possible de modifier fortement le texte originel (ex. de la Chançun de Rainouart, H. Suchier, 1911), de se tenir strictement au manuscrit ou de choisir une position intermédiaire en tenant compte à la fois du témoin et de la tradition textuelle de l’œuvre.

- Plusieurs manuscrits : au début, on choisissait le « meilleur » témoin. Or si le choix est facile pour certains textes, le plupart du temps il existe nombre d’autres versions qui méritent elles aussi d’être éditées car elles apportent des informations précieuses sur la réception du texte au fil des siècles, raison pour laquelle la tendance à partir de la deuxième moitié du XXe s. est d’éditer plusieurs versions d’un même texte, contexte dans lequel les épopées forment un cas privilégié bénéficiant de plusieurs éditions différentes dès le XIXe siècle et qui à partir des années 60 s’est étendu aux fabliaux avec le Recueil Complet des Fabliaux de W. Noomen, puis dans un contexte plus spécifique le Joseph d’Arimathie édité par B. Cerquiglini dans la première partie de son ouvrage La Parole Médiévale.

En un mouvement inverse, R. O’Gorman tente de restituer l’archétype d’une version originale d’un texte en prose en partant de dix-sept témoins en vers, travail qui aboutit en une nouvelle version du Joseph d’Arimathie.

Cette tendance s’applique de plus en plus aux autres genres, ainsi nous avons maintenant passions, farces et dialogues qui bénéficient d’éditions multiples, selon les approches cherchées, qu’elles soient littéraires, philologiques ou encore linguistiques. Certaines œuvres plus connues (La Chanson de Roland et les Œuvres de Villon) sont considérées par Gilles Roques comme des « modèles de réussite philologique », car la grande tradition d’études de celles-ci a abouti à des éditions « ultimes », fruit des « études de plusieurs générations de philologues ». Il mentionne toutefois la rareté des éditions de type strictement linguistique, soulignant la nécessité d’éditions centrées sur le lexique car les glossaires composés par les éditeurs lui semblent « insuffisants » dans le cadre d’une étude approfondie. Il existe aussi un grand terrain à explorer sur les études des registres stylistiques et de la variation spatio-temporelle.

Enfin, l’article se termine en soulignant l’apport déterminant du bédiérisme à l’édition des textes médiévaux, soulignant le rôle du scribe dans la confection du texte et le plaçant souvent comme un spectateur privilégié et replaçant dans le débat l’étude du manuscrit en tant que recueil de textes. Il conclut sur des suggestions de nouveaux travaux qui auraient leur place dans les années à venir, à savoir des éditions de manuscrits dans leur totalité et des éditions synoptiques des manuscrits, œuvre par œuvre.

Cela permettrait de mettre en évidence la liberté du scribe lors de la production d’un recueil de pièces variées et la liberté de la langue avec ses variations régionales et stylistiques. La tendance est donc d’aller dans le sens opposé à ce qui se faisait antérieurement : au lieu de choisir un meilleur manuscrit ou de tenter de reconstituer un original perdu, appréhender une œuvre dans ses variations permettrait de montrer non seulement la flexibilité de la langue médiévale, mais aussi de mieux la connaître et d’en apprécier les nuances.