Concilier édition critique et apports de matériaux linguistiques grâce aux variantes
L’exemple de la cinquième mise en prose du Roman de Troie
vendredi 2 juillet 2010, par Anne RochebouetTexte présenté lors de la séance du 8 mars 2010.
On se placera ici du point de vue du philologue.
Le but d’une édition critique, qu’on tente de reconstruire un archétype ou qu’on veuille donner à lire le texte d’un seul témoin, choisi pour telle ou telle raison, est de présenter un texte cohérent, de façon interne mais aussi par rapport au projet général fixé. Sauf dans le cas, particulier, des manuscrits uniques, les variantes tiennent toujours une place dans l’élaboration du texte édité, y compris dans les éditions bédiéristes : la question est alors de savoir si elles peuvent être d’un intérêt pour les linguistes - et dans ce cas, quels linguistes, du lexicographe au syntacticien ?- et servir de support à leurs recherches et études.
Or les informations que l’on peut tirer des variantes dépendent avant tout des critères de choix de celles-ci. Nous commencerons donc par un bref survol des pratiques actuelles.
Les pratiques actuelles
La plupart des éditions critiques aujourd’hui ont renoncé à présenter un apparat exhaustif des variantes, sauf dans le cas des éditions reconstructionnistes, au demeurant assez rares, où l’ensemble des variantes présentées par la tradition manuscrite doit légitimer les leçons choisies. Les éditions avec un apparat exhaustif, même si elles ont été appelées de leurs vœux par certains médiévistes [1], se limitent ainsi aux textes courts, qui présentent de plus souvent une tradition manuscrite relativement limitée.
Cette pratique est reflétée par les manuels d’édition et les articles écrits sur la question.
Les Conseils pour l’édition des textes médiévaux [2] indiquent ainsi que le but premier de l’apparat est de fournir les données sur lesquels s’est fondé l’éditeur pour établir son texte (le lecteur doit pouvoir reconstituer la démarche critique de l’éditeur) et que « l’apparat comprend, sous la forme la plus claire et la plus succincte possible, les leçons fournies par les témoins, dès qu’elles diffèrent de la leçon retenue par l’éditeur » (p. 75).
Mais cette déclaration de principe se heurte tout de suite au problème de la place comme de la lisibilité de l’apparat produit : « dans le cas des traditions touffues, la question se pose de savoir si tout le matériel engrangé doit être présenté. Il faut du bon sens et ne pas dégoûter l’utilisateur de s’y reporter, comme cela serait le cas si on reportait les variantes orthographiques ou stupides de cinquante manuscrits. L’éditeur peut choisir de ne présenter que les variantes essentielles, nécessaires à sa démonstration . L’apparat peut être exhaustif, lorsque le nombre de témoins ne le rend pas impraticable. » (p. 79-80)
Le choix, dès qu’il devient nécessaire pour des raisons physiques et pratiques (c’est à dire très rapidement), est donc basé sur des critères philologiques : légitimer le travail de l’éditeur.
Les autres réflexions menées sur le choix des variantes vont dans le même sens, en concluant que ne doivent être conservées que celles considérées comme « signifiantes ».
C’est ainsi le cas dans l’article de Gilles Roussineau, « Réflexions sur les éditions de textes en Moyen Français » [3] : « Les variantes qui précèdent ont montré tout l’intérêt d’une consultation systématique des variantes du manuscrit de base. Comme il n’est pas possible de retranscrire l’intégralité des variantes sans courir le risque d’une grande confusion, le rôle de l’éditeur est de savoir choisir , dans la masse des variantes disponibles, les leçons qui présentent un intérêt. »
L’auteur définit ensuite ces dernières. Il s’agit des variantes apparaissant :
dans les endroits où le manuscrit de base a été corrigé,
lorsqu’elles présentent un écart de sens,
lorsqu’elles justifient la ponctuation choisie par l’éditeur,
lorsque le texte du ms. de base est incertain,
lorsqu’il s’agit d’une variante morphologique ou graphique qui éclaire une leçon ambiguë du ms de base (par exemple l’emploi de il pour un référent féminin),
lorsqu’il s’agit de variantes lexicales qui éclairent des emplois remarquables ou non attestés du ms. de base.
Le choix des variantes est ici envisagé comme une justification de la pratique éditoriale et comme une aide à la lecture du ms. de base.
De manière plus générale, la plupart des éditions, envisagées comme servant avant tout à des études littéraires, considèrent que les variantes jugées signifiantes sont celles sémantiques. Choisies en fonction du contexte, elles ne sont pas relevées systématiquement. Si un point d’intérêt linguistique peut se rencontrer au milieu d’une variante, il est impossible de comparer avec d’autres endroits ou de s’assurer du caractère unique de l’emploi en question. Sans confondre base de données et édition critique, peut-on cependant fournir des matériaux pour les études linguistiques, et dans ce cas, quel type de matériau ?
Quelles variantes pour les linguistes ?
Je m’appuyerais ici sur un exemple : la tradition manuscrite de Prose 5 [4] invite en effet à se poser la question du matériau que peuvent apporter les variantes pour les études linguistiques. Tous ses témoins, mis à part le ms. London, BL, Royal 20 D.I., exécuté vers 1330-1340 et qui a été choisi comme ms. de base pour l’édition, ont été réalisés au XVe siècle, voire dans un cas au XVIe siècle, tandis que le texte du ms. Royal présente de plus un état de langue conservateur, proche de la langue du XIIIe siècle, sans particularité dialectale constante marquée. Les différences entre notre ms. de base et les mss de contrôle choisis, tous trois écrits aux alentours de 1400, illustrent de ce fait le passage de l’ancien au moyen français.
Les modifications entraînées par ce passage ne sont pas intéressantes d’un point de vue littéraire : il s’agit de variantes présentant une leçon correcte qui ne modifie pas le sens (le passage de cil à celui, etc.). On voit en revanche l’intérêt qu’elles pourraient avoir pour étudier l’évolution de la langue.
Le problème est que tout ou presque peut servir au linguiste (même les leçons incorrectes peuvent renseigner sur des pratiques ou des changements qui sont en train de s’imposer de préférence à d’autres, sans parler du problème de la norme par rapport à laquelle on estime une leçon correcte ou non), d’autant que la linguistique est elle-même une discipline qui comprend de nombreuses spécialités, dont les centres d’intérêt ne seront pas les mêmes. Le philologue, qui ne sait pas sur quoi travailleront les linguistes qui le liront, devrait donc dans l’idéal tout relever.
La difficulté est alors de réussir à combiner des variantes exhaustives, puisque tout changement ou presque peut intéresser le linguiste, avec une exigence de lisibilité de l’apparat critique, qui ne doit pas en apparaître surchargé et de ce fait totalement inutilisable.
Pour Prose 5, il s’est avéré impossible de présenter les variantes exhaustives des trois manuscrits de contrôle : même avec un nombre aussi restreint de manuscrits, l’apparat serait trop touffu et de ce fait illisible.
Il faut donc faire des choix. N’ont ainsi pas été relevées :
les variantes au “rendement” très faible : c’est le cas des variantes graphiques, trop nombreuses, et d’un intérêt le plus souvent réduit ; on a en revanche opéré un relevé des quelques particularités graphiques récurrentes ou extraordinaires dans l’introduction grammaticale générale ; c’est aussi le cas des artifices de mise en page ou erreurs évidentes (la répétition de la même lettre engendrée par un retour à la ligne), comme des variations sur les noms propres (toutes les formes que pouvaient prendre les noms propres, dans tous les témoins utilisés pour l’édition, sont par ailleurs relevées dans l’index des noms propres) ;
les variantes de ponctuation, car il est impossible de présenter une édition critique lisible qui conserverait les signes de ponctuation médiévaux [5] ;
la présentation de ce type de données obscurcissant souvent complètement la lecture, on les a également étudiées à part, à partir d’extraits ;
les variations dans l’ordre des mots. Il s’agit d’un choix beaucoup plus discutable, qui résulte du fait que beaucoup semblaient immanquablement résulter de la variation entraînée par le mécanisme de copie.
Parallèment, pour éviter de surcharger l’apparat, les variantes, sinon strictement systématiques, du moins extrêmement régulières, n’apparaissent pas dans l’apparat mais sont traitées de façon synthétique, avec calcul de leur fréquence, dans l’introduction grammaticale et, pour les variantes lexicologiques [6], dans le glossaire.
Toutes les autres variantes ont été conservées. On espère ainsi pouvoir fournir des données exploitables pour les linguistes, ce qui nous semble nécessairement passer par une recherche d’une complémentarité concertée entre l’apparat critique et le reste du paratexte éditorial, introduction linguistique, index et glossaire.
Notes
[1] Par exemple L. Schosler & P. van Reenen, entre autres dans « Le désespoir de Tantale ou Les multiples choix d’un éditeur de textes anciens. À propos de la Chevalerie Vivien, éditée par Duncan McMillan », Zeitschrift für romanische Philologie, 116 (2000), p. 1-19, dont on peut lire un compte rendu ici.
[2] Fascicule III : textes littéraires, par P. Bourgain et F. Vielliard, Paris, Comité des travaux historiques et scientifiques, École nationale des Chartes, 2002
[3] Le moyen français : le traitement du texte (édition, apparat critique, glossaire, traitement électronique), actes du IXe coll. int. sur le moyen français, les 29-31 mai 1997, université Marc Bloch, Strasbourg, textes réunis et présentés par C. Buridant, Presses universitaires de Strasbourg, 2000.
[4] Voir mon édition, D’une pel toute entiere sans nulle cousture. La cinquième mise en prose du Roman de Troie, édition critique et commentaire, doctorat, Université de Paris Sorbonne (Paris IV), 2009.
[5] Au sens restreint (majuscules et autres signes de ponctuation) et encore plus au sens large, incluant le blanc de mot (et l’absence de ce dernier).
[6] Le remplacement de maintenant par incontinent, etc.