Autour du stemma de l'Isopet de Marie de France - Reverdie

Autour du stemma de l’Isopet de Marie de France

vendredi 13 février 2009, par Mohan Halgrain

Présenté lors de la séance du 5 février 2009

Les quelques lignes qui suivent se proposent de mettre en évidence, autour d’un exemple précis (celui de l’Isopet de Marie de France, tel qu’édité en 1898 par Karl Warnke), les zones d’ombre et de doute qui peuvent se cacher derrière l’aspect victorieux et définitif d’un stemma, avant de s’interroger sur les rapports qui unissent les modes de représentation des données stemmatologiques à certaines "idéologies" philologiques.

Celui qui désire se renseigner sur la notion de stemma codicum a, pour ce faire, quelques possibilités : consulter des ouvrages synthétiques (comme les fascicules d’édition de texte publiés par l’École des Chartes [1]), ou encore se montrer très attentif aux longues introductions philologiques qui ouvrent toutes les bonnes éditions critiques. Sans doute l’approche la plus complète consisterait d’ailleurs à croiser ces différents moyens, et à mêler ainsi tentatives de synthèse et prise en considération attentive des cas pratiques.

C’est qu’en effet, dans ce domaine comme dans beaucoup d’autres, rien ne peut remplacer l’expérience directe, ou du moins la confrontation à ce qu’est la réalité concrète du travail stemmatologique, pour mieux mesurer les tenants et les aboutissants des résultats qu’il produit.

En ce qui me concerne, j’ai été amené à ce type d’expérience il y a de cela tout juste un an, lorsque j’ai dû, dans le cadre de mon mémoire de Master II, dirigé par Richard Trachsler [2], me pencher sur le traitement philologique de l’Isopet de Marie de France. J’ai donc jugé utile d’exposer ici, non pas une tentative de synthèse globale ni même une discussion sur certains points de détails de l’histoire de la stemmatologie, mais tout simplement ma propre expérience directe de ce type de travail, persuadé, non pas qu’elle est spécialement bonne ni mauvaise, mais qu’elle est du moins concrètement représentative de ce qui fait le fondement et la base même de l’élaboration d’un stemma.

Concernant donc l’Isopet, je rappellerai simplement ici, pour ne pas m’attarder sur des détails hors sujet, qu’il s’agit de l’un des trois textes que l’on attribue à la célèbre Marie (avec les Lais et l’Espurgatoire Seint Patriz), qu’on le fait généralement remonter à la fin du XIIe siècle et qu’il consiste en un recueil de 102 fables principalement animalières et de fond ésopique, en classiques octosyllabes à rimes plates. Le point capital réside cependant dans le fait que, là où l’on n’a conservé qu’une seule copie de la collection complète des Lais si chéris de notre temps, il nous est parvenu de l’Isopet pas moins de vingt-six témoins, dont les dates de composition s’échelonnent du XIIIe au XVIe siècle. Cela a fait dire à Karl Warnke, auteur de la première édition critique de ces fables en 1898 [3], qu’il s’agissait bien d’une des lectures favorites du XIIIe siècle, que ce soit d’un côté ou de l’autre de la Manche. Enfin, si à nos yeux modernes, cet Isopet ne comporte certes pas les mêmes charmes que les Lais, je rappellerai qu’il se trouve soupçonné, depuis les travaux de Per Nykrog, d’être l’une des sources principales de la tradition des fabliaux ; si l’on prend en compte par ailleurs les nombreux liens qui unissent les textes renardiens aux textes ésopiques et aux fabliaux, on pressent dès lors le poids historique qu’aurait pu avoir ce texte de Marie de France dans le développement de certains genres médiévaux.

Or, à cette heure, lecteurs et chercheurs ne disposent pour lire ce texte que d’une édition ancienne, puisque datant, comme je l’ai déjà indiqué, de 1898, et de plus fortement marquée par une idéologie philologique, que l’on qualifiera ici de lachmannienne (je passe volontairement sur les autres éditions de l’œuvre, notamment celle, bien plus récente, de Charles Brucker [4], autant parce qu’elles n’ont rien apporté de neuf en termes philologiques, que parce qu’elles sont unanimement critiquées et jugées comme imparfaites). La vieille édition Warnke repose en effet sur le principe suivant : il s’agit de se rapprocher le plus possible et par tous les moyens du supposé texte original. Pour ce faire, la tradition manuscrite est analysée en vue de produire un stemma arborescent, détaillant la progressive décomposition du texte au cours du temps, et expliquant par quels chemins on a pu passer du texte original de l’auteur aux différents témoins qui nous le conservent aujourd’hui, altéré. Le stemma sert donc de plan de reconstruction, ou, pour parler de manière plus imagée, de carte au trésor, censée mener le philologue d’un point connu vers un objectif mystérieux, situé au croisement de plusieurs lignes convergentes.

C’est bien ce que fait Warnke : après avoir établi son stemma dans des conditions sur lesquelles nous nous pencherons plus tard, il choisit une famille de base, un manuscrit de base, davantage d’ailleurs sur des critères de proximité spatio-temporelle supposée avec l’auteur que sur des critères de qualité textuelle, puis s’attache à reconstruire mécaniquement un texte original, poussant le zèle jusqu’à corriger linguistiquement les textes des témoins, se conformant à sa propre idée de l’anglo-normand ou du style Marie de France. On obtient au final un texte entièrement virtuel car reconstruit, qui n’appartient à aucun témoin et d’une rigueur linguistique peu médiévale. L’apparat critique fourni, aussi touffu qu’illisible, ne sert guère que de justification des choix de rénovation, et témoigne, bien que scrupuleusement établi, d’un total désintérêt pour le phénomène de la variance.

Si l’on regarde à présent de plus près le travail philologique qu’a mené Warnke sur notre texte et tel qu’il l’expose dans une trentaine de pages liminaires [5], on peut constater que l’introduction stemmatologique procède du général au particulier :
- On lit d’abord des considérations sur la présence ou l’absence de certaines fables dans les manuscrits, l’ordre dans lequel elles se succèdent et qui diffère en fonction des témoins, certaines fautes communes à de grands nombres de témoins… Le haut du stemma est alors construit : deux branches émergent, donnant lieu à trois “familles”.
- Ensuite, sont abordées séparément ces trois familles et leur constitution interne. Warnke fait ici appel à la critique textuelle, à l’examen des leçons, des fautes convergentes ou divergentes… Le bas du stemma se construit alors peu à peu, jusqu’à ses plus infimes ramifications.
- Enfin, la dernière page est consacrée au stemma achevé, présenté comme le résultat final d’un long processus allant du général au particulier, c’est à dire du haut au bas de l’arbre.

Cette introduction stemmatologique d’une trentaine de pages, forgée rigoureusement et faite d’une prose allemande peu fleurie, et ce stemma imprimé en pleine page ont sans doute eu sur la plupart des chercheurs postérieurs un effet de monumentalité et de solidité définitive, puisque personne ne s’est hasardé pendant plus de cent ans à en contester la moindre virgule.

Or, la lecture attentive de ces pages laisse pourtant entrevoir de nombreuses zones d’ombre dans ce stemma si bien aéré, parfois ouvertement confessées par Warnke, parfois plus subtilement évoquées. Je ne vais pas vous les détailler ici, je me contenterai de faire les remarques suivantes :
- Warnke lui-même dit devoir renoncer à donner un arbre stemmatologique qui puisse justifier et expliquer chaque variante.
- Son stemma comporte de nombreux aveux d’incertitude : je pense notamment aux manuscrits L et Z, situés de la manière la plus hypothétique et nantis d’un humble point d’interrogation. Sans parler des lignes en pointilllés, indiquant des contaminations supposées, qui ne sont quasiment pas abordées dans l’introduction, et qui permettent au fond plus de faire oublier certains doutes que d’en tenir réellement compte.
- Enfin, fait capital, Warnke présente son travail et ses conclusions dans un ordre plus rhétorique que naturel, car loin de se construire en un vaste mouvement du général au particulier, comme il affecte de le présenter, son stemma n’a pu en fait s’élaborer que par le croisement de deux mouvements spéculatifs de directions inverses. Si le premier construit le haut du stemma et repose sur la considération d’éléments extrêmement généraux, en particulier l’ordre de succession des fables, le second, l’analyse des leçons, part du bas du stemma et progresse vers le haut, franchissant à chaque étape un degré d’hypothèse supérieur. Or si les conclusions propres à ces deux mouvements sont déjà souvent contestables, on imagine sans peine les doutes que peut faire naître la considération de leur jonction...

C’est ce qu’est venu confirmer la plus grande partie de mon travail de mémoire de Master II, qui consistait à tenter de vérifier les conclusions de Warnke par une nouvelle analyse philologique et stemmatologique du texte. Bien sûr, dans les limites d’une année, il m’a fallu restreindre l’échantillonnage : j’ai donc choisi les dix fables contenues dans le plus de manuscrits possible. J’ai eu accès à vingt-et-un de ces manuscrits, et me suis appliqué à transcrire d’abord, puis éditer ces 210 fables, avant de me livrer à l’exercice de la critique textuelle, vers par vers et témoin par témoin. Durant cet exercice, je n’ai jamais cherché à déterminer quelles étaient les “bonnes” ou les “mauvaises” leçons, mais simplement à constater des rapports, des liens entre certains témoins.

J’ai immédiatement constaté que ce à quoi j’étais confronté était bien éloigné de la belle ordonnance qu’aurait pu laisser imaginer le solide arbre de Warnke à celui qui n’aurait fait que le considérer sans chercher davantage. À la place d’un strict et unanime accord des membres des différentes familles entre eux, on a bien plutôt affaire à une sorte de fourmillement de variantes, au sein duquel il faut distinguer ce qui a une signification stemmatologique de ce qui peut relever du hasard, avant d’accepter de ne tirer en définitive que des conclusions fragiles et souvent remises en cause, car fondées sur des critères numériques de majorité et non d’unanimité.

Mais ce qui est plus intéressant et plus optimiste, c’est qu’une fois ce premier stade dépassé, une fois sélectionnées et pesées les variantes les plus significatives, les résultats auxquels je suis parvenu dans ma tentative de classement sont venus confirmer l’extrême bas du stemma de Warnke, à savoir les petits groupuscules de deux, trois, au maximum cinq témoins. Il n’y a par contre aucun moyen d’intégrer certains manuscrits, qui demeurent farouchement indépendants, et aucun moyen non plus de compléter le stemma vers le haut. D’où mon stemma final, fait uniquement de groupuscules de témoins et de manuscrits isolés, le tout sans lien déterminé avec l’original. L’important est que, s’il est certes suspendu dans l’espoir de trouver dans les autres fables des éléments nouveaux, il vient cependant confirmer de manière exacte, tant les zones solides que les zones obscures du stemma de Warnke.

Cette exploration des coulisses ou des cuisines du travail stemmatologique peut donc nous amener à percevoir presque visuellement que, derrière l’apparence victorieuse d’un stemma, peut se cacher toute une zone d’ombre, de doutes, de compromis, voire même de “bricolage”… De plus, cela peut également nous amener à remettre en question la manière même de présenter les données auxquelles le travail stemmatologique donne lieu. Comme vous l’aurez compris, un stemma n’est pas un labeur automatique et robotique, dont l’informatique pourrait un jour venir miraculeusement nous délivrer. Les données textuelles brutes ne suffisent généralement pas à construire quelque chose de cohérent ; il y a une part de liberté, donc de responsabilité, donc d’autorité dans l’élaboration d’un stemma. Tout repose en définitive sur la nature du texte traité (chaque texte appelle sa solution philologique propre) ainsi que sur les choix et idées du philologue. Or dans le cas de Warnke, la connaissance, même partielle, du mouvement philologique auquel il adhérait, le lachmannisme, une analyse quasi stylistique de son introduction et une prise en compte de ses autres travaux, en particulier son édition des Lais, suffisent pour comprendre à qui l’on a affaire : quelqu’un de très scrupuleux mais de résolument centré sur la question de l’auteur et de l’authenticité du texte.

L’édition des Lais avait amené Warnke à considérer le manuscrit Harley 978 de la British Library comme le meilleur (c’est en effet le seul qui contienne la collection complète). Comment du coup ne pas le considérer d’emblée comme le meilleur témoin de l’Isopet (qu’il contient également entièrement) ? Comment en conséquence ne pas considérer sa famille comme la meilleure ? D’autre part, comment tolérer un stemma incomplet, lorsque l’on cherche à rendre compte de la décomposition progressive d’un texte dans le temps, et cela dans le but unique d’inverser le mouvement et de remonter à l’original ? Enfin, comment ne pas représenter les choses par une sorte d’arbre, dont les ramifications doivent nous permettre, une fois la structure reconstituée, de remonter, branche par branche jusqu’à un original révéré ? N’oublions pas ici que la philologie et les questions qu’elle traite, dont celles du stemma, de l’original, de la reconstruction etc., est quasiment née avec la critique et l’analyse des textes sacrés. C’est d’un mélange de toutes ces idées et tendances que résulte finalement un arbre stemmatologique tel que celui de Warnke, schéma en demi teinte, entre ignorances et preuves, entre solidité et fragilité, habile mais hypothétique compromis entre différentes considérations et différentes incertitudes, édifice fragile, s’efforçant de tenir debout malgré le sol mouvant sur lequel il repose. C’est qu’en effet, toute l’édition, sa validité et sa justification reposent sur lui.

Beaucoup moins certain que Warnke concernant ce qui serait bon ou mauvais dans cette tradition manuscrite, bien moins préoccupé que lui par l’original et son auteur prestigieux, méfiant face aux certitudes trop rapidement établies qui ont fondé les travaux du philologue allemand, j’ai pour ma part fini par trouver la représentation arborescente de mes résultats non seulement vouée à l’échec, mais également peu en accord avec ma propre idée du texte et de l’édition qu’il conviendrait d’en donner. D’où une tentative finale de représentation en diagramme de Venn, de mon point de vue plus honnête, plus claire, et pour le moment plus représentative de mes résultats. Dans ce type de représentation, en effet, toute orientation est écartée ; il n’y a pas de sens, ni temporel ni hiérarchique, pas d’idée de reconstruction, juste un espace ou des témoins coexistent, parfois réunis dans des cercles plus ou moins étroits, parfois flottant isolément au milieu du stemma.

À partir de là, il me reste encore pas mal de temps pour, soit faire pousser un arbre dans cet espace, soit déterminer au moins dans quel sens tout cela gravite et, surtout, autour de quoi !

Documents joints

Notes

[1] Ecole Nationale des Chartes, VIEILLARD, Françoise, GUYOTJEANNIN, Olivier (coord.), Conseils pour l’édition des textes médiévaux, Paris, Editions du CTHS : École des Chartes, 2001, (3 tomes).

[2] HALGRAIN, Mohan, Vers une rénovation éditoriale des “Fables” de Marie de France, mémoire de Master II de philologie et de littérature médiévale française présenté sous la direction de Richard Trachsler, Université Paris-Sorbonne (Paris IV), année académique 2007-2008.

[3] WARNKE, Karl, Die Fabeln der Marie de France, mit Benutzung des von Ed. Mall hinterlassenen Materials, Halle, Niemeyer, 1898 ; réimpression : Genève, Slatkine Reprints, 1974.

[4] BRUCKER, Charles, Marie de France. Les Fables, édition critique accompagnée d’une traduction, de notes et d’un glossaire, Louvain, Peeters, 1991 ; 2ème édition revue et complétée, 1998.