Marie-Pascale Halary, Repérer les frontières pour confronter les discours - Reverdie

Marie-Pascale Halary, Repérer les frontières pour confronter les discours

vendredi 29 octobre 2010, par Anne Rochebouet

Quelques pistes à partir de l’exemple de Bernard de Clairvaux [1]

Texte présenté lors de la séance du 13 avril 2010 consacrée aux frontières des discours (génériques et linguistiques) et coordonnée par Anne Rochebouet.

Pour qui veut confronter les discours médiévaux, il s’agit d’étudier les rapports entre des énoncés considérés comme hétérogènes. Ainsi du texte littéraire et du texte théologique. Cette démarche exige, d’une part, de ne pas tenir ceux-ci pour des ensembles clos et isolés de leur contexte. Prenant appui sur le repérage de points communs ou de parentés entre des discours différents, elle aboutit à des conclusions exprimées en termes d’influence, de communauté d’esprit, de circulation d’idées, de réaction, de contestation, etc. Mais cette comparaison, d’autre part, implique de ne pas nier qu’il existe une différence fondamentale entre ces textes [2] : ils appartiennent à des ensembles discursifs distincts dotés chacun d’une relative unité et d’une cohérence propre. Pour désigner ces ensembles, nous proposons de parler de « champs discursifs » [3].

Un des problèmes est alors de repérer et de définir ces champs ainsi que leur statut dans une conjoncture donnée. Si deux groupes qu’on peut respectivement appeler théologie et littérature peuvent être distingués, les textes qui les composent ne correspondent pas nécessairement à ce que présuppose l’utilisation de ces catégories. Au XIIe siècle, la theologia n’est pas « une étude rationnelle du dépôt révélé, comme on l’entendrait aujourd’hui » [4] ; de même, la pertinence de la notion de littérature pour parler de certains textes anciens a parfois été récusée [5] : le terme suppose qu’un ensemble d’œuvres peut à bon droit être distingué en raison du degré d’éminence qu’une société assigne à chacune d’entre elles au sein des productions écrites et en raison de leur « évidente autonomie » [6]. Ces problèmes relatifs au choix des mots par lesquels on nomme ces champs discursifs montrent qu’il faut rester prudent quand il s’agit de déterminer sur quel fondement repose l’unité de chacun d’entre eux. L’attesteraient également nos difficultés pour délimiter leurs frontières. Parce que ces regroupements ne coïncident pas nécessairement avec ceux que désignent les catégories modernes de théologie et de littérature, leurs contours ne relèvent peut-être pas de l’évidence. En effet, c’est bien la place de ces frontières et non leur existence qui semble devoir être interrogée : parce que les penseurs monastiques sont loin d’assimiler leurs écrits à ceux de ces litterati qui négligent la vérité de l’Écriture et préfèrent les « nugas poetarum », les « billevesées des poètes » [7], ils témoignent que les deux discours sont sentis comme hétérogènes.

À partir de quelques lectures de Bernard de Clairvaux, nous voudrions faire plusieurs propositions concernant la situation d’une de ces limites qui circonscrivent la theologia. De nombreux textes qui, selon des modalités diverses, peuvent être rapportés aux écrits du maître de Cîteaux – qu’il s’agisse, par exemple, des traductions de ses sermons en langue vernaculaire [8] ou de La Queste del Saint Graal, roman souvent associé à la pensée cistercienne [9] –, sont communément localisés sur des « marches frontières » [10], entre littérature et théologie [11]. Les pistes qui seront développées ici se situeraient plutôt en amont de telles enquêtes. En nous concentrant sur Bernard, nous souhaiterions montrer qu’entre l’ordre médiéval des discours et l’interprétation moderne la frontière qui sépare ces deux champs subit un déplacement. Elle oscillerait notamment en fonction du statut qu’on accorde à l’ornementation de l’écriture [12], c’est-à-dire en fonction du rapport établi entre cette ornementation et l’identité discursive de la littérature et de la théologie.

Comme les textes d’autres représentants de la pensée monastique, ceux du cistercien révèlent qu’il est parfois difficile d’identifier clairement la nature des énoncés et de déterminer où se situe la démarcation entre différents champs discursifs. Si on peut considérer que ces textes ressortissent au discours théologique selon le sens ancien et préscolastique de theologia [13], nombreux sont les critiques qui soulignent également la dimension littéraire de certains d’entre eux. C’est le cas, depuis fort longtemps, pour l’œuvre de Bernard et, plus récemment, pour celle de Hugues de Saint-Victor [14]. Le cistercien, souvent considéré comme le dernier des Pères de l’Église, appartient pleinement à cette culture monastique qui a pu être définie par une tension entre « l’amour des lettres et le désir de Dieu » [15]. De fait, son œuvre semble témoigner de cette double orientation tant sont riches et multiples les jeux sur les sons et les mots, les variations scripturaires autour d’une image, les tropes et les figures. C’est ainsi que dans son étude du De Diligendo Deo, Gerardo Andria se concentre sur les modalités rhétoriques du discours bernardin [16]. À partir d’un plus vaste corpus, Jean Leclercq constate lui aussi combien Bernard est un « excellent écrivain » [17], « un lettré, un artiste, un poète » [18]. Le spécialiste du maître de Cîteaux s’interroge alors sur la relation qui existe entre ce qu’il appelle les « deux activités » [19] du cistercien :

Dans quelle mesure l’expression littéraire est-elle liée, chez lui, à une manière de penser ? Dans quelle mesure a-t-il besoin d’être écrivain quand il veut être théologien ? La théologie exige-t-elle, chez lui aussi, une littérature ? Son talent littéraire favorise-t-il sa réflexion théologique [20] ?

À lire de telles analyses, on a l’impression que l’œuvre de Bernard, par sa richesse, est à la croisée des discours : elle ressortirait aussi bien à ce que nous nommons la théologie qu’à ce que nous nommons la littérature [21]. La perception de cette double identité est sans doute accentuée par l’impression de disconvenance que les écrits bernardins peuvent susciter : d’un côté, il y aurait la tendance à l’ascèse, jointe au refus de toutes les décorations architecturales qui peuvent détourner le moine de Dieu [22] ; de l’autre, précisément, une écriture qui cultive l’ornementation [23]. Pour celui dont le programme est de « renonc[er] à tout », cultiver « l’art de bien écrire » [24] peut sembler être une aspiration paradoxale ou, au moins, adventice [25]. Ce sentiment d’une « hybridité discursive », au demeurant, légitime la pluralité des approches des textes bernardins : parce que ceux-ci ressortiraient aussi à la littérature, ils peuvent être comptés au nombre des objets entrant dans le champ disciplinaire du littéraire.

Ces jugements modernes quant à la nature littéraire de l’œuvre de Bernard présentent un autre intérêt : ils permettent de s’interroger sur les critères définitoires des champs énonciatifs et sur les limites que nous leur assignons. Quelle(s) caractéristique(s) amène(nt) à penser que les écrits du cistercien sortent du discours proprement théologique et relèvent aussi de la littérature ? En quoi transgressent-ils la frontière qui sépare ces deux ensembles discursifs ? De fait, les critiques se rejoignent tous sur ce point : l’art littéraire du spirituel tient à sa recherche d’un « style orné » [26], à son travail stylistique. Jean Leclercq s’appuie notamment sur l’extrait d’une lettre envoyée au chanoine Ogier : il la présente comme « un témoignage explicite […] sur l’activité mentale de l’écrivain au travail, sur la psychologie de la création littéraire » [27] :

Quantus enim tumultus est in mente dictantium, ubi multitudo perstreprit dictionum, orationum varietas et diversitas sensuum concurrit, ubi saepe respuitur quod occurrit et requiritur quod excidit ? Ubi quid pulchrius secundum litteram, quid consequentius iuxta sententiam, quid planius propter intelligentiam, quid utilius ad conscientiam, quid denique, cui, vel post, vel ante ponatur, intentissime attenditur, multaque alia quae a doctis in huiusmodi curiosius oberservantur [28] ?

Voici la traduction donnée par le spécialiste du cistercien :

Quel tumulte en l’esprit de ceux qui dictent (c’est-à-dire qui rédigent) ! Y retentit la multitude des formules, la variété des phrases, la diversité des significations ; il faut souvent éliminer ce qui se présente, chercher ce qui échappe, faire extrêmement attention à ce qui sera le plus beau littérairement, le plus ordonné quant au sens, le plus clair pour l’intelligence, le plus utile pour la conscience du lecteur, veiller enfin à placer chaque chose avant ou après telle autre, et penser à beaucoup d’autres points observés par ceux qui sont doctes en la matière. [29]

Voulant insister auprès de son correspondant sur le travail exigé par l’écriture d’une réponse, Bernard recense différents aspects de la recherche stylistique. Toute l’étude de Jean Leclercq et cette traduction en particulier montrent que ce soin porté à l’ornementation de l’expression est de nature littéraire. Selon cette perspective, il y aurait une identification entre littérature et style [30] : le second serait le trait distinctif de la première. En d’autres termes, parce que le bien écrire est senti comme une « beauté en surplus » [31], il serait le critère permettant d’indexer l’œuvre du théologien au champ discursif appelé littérature.

Lorsqu’il traduit le même passage, Henri Rochais, néanmoins, se garde d’une telle assimilation.

En effet, quel tumulte dans l’esprit de ceux qui dictent, où retentit la foule des mots, où affluent la variété des modes d’expression et les sens divers des mots, où souvent ce qui vient à l’esprit est rejeté et où ce qui échappe est recherché ! Où l’on est intensément attentif à ce qu’il y a de plus beau selon la lettre, de plus logique selon le sens, de plus clair pour l’intelligence, de plus utile pour la conscience, à ce qui enfin doit être placé après ou avant. Et bien d’autres règles qu’observent avec beaucoup de soin ceux qui sont doctes en la matière [32] !

Plus clairement que dans le cas précédent, la traduction de la formule « quid pulchrius secundum litteram » ressortit au vocabulaire technique de la rhétorique [33]. À partir de cet écart entre les sens attribués au terme littera, on peut se demander dans quel cadre est valable cette identification entre littérature et style. Si les efforts de Bernard pour orner le style de ses écrits sont incontestables, faut-il les voir comme les marques d’un discours étranger au discours théologique, comme les marques d’un discours « littéraire » ? Y a-t-il une relation nécessaire entre style et littérature et, de manière corollaire, un rapport d’exclusion entre style et theologia ?

Plutôt que de s’interroger sur la pertinence du critère du style pour définir une « essence » de la littérature en cette époque « d’avant la littérature » [34], on peut revenir sur la définition du discours que, par commodité, on appelle théologique. La beauté stylistique lui est-elle hétérogène ? Dans le De doctrina christiana, texte dont l’influence fut considérable, Augustin, rhéteur converti au christianisme, propose au contraire un « De oratore chrétien » [35], un traité de rhétorique dans lequel le bien écrire est au service de la vérité. La légitimation des différents procédés de l’ornementation est essentiellement assurée par l’observation du texte sacré : la Bible parle avec des tropes [36] ; elle recourt à des comparaisons (similitudines) obscures afin de dompter l’orgueil de l’homme – il ne peut en percevoir le sens immédiatement – et afin d’offrir à l’intelligence, au terme d’une recherche difficile, le plaisir d’une découverte [37]. La parure dont la providence divine [38] a revêtu les mots n’est donc pas une beauté inutile : elle répond à une visée pragmatique et se justifie par l’effet qu’elle produit sur le destinataire [39]. En cela, on pourrait considérer que la Bible aux yeux d’Augustin définit le canon stylistique, lequel possède notamment deux caractéristiques : d’une part, les tropes et les figures abondent ; d’autre part, leur emploi est ordonné à l’utilité qu’elles peuvent avoir pour le destinataire. Or ce canon qui intègre les ressources du sens figuré ne concerne pas seulement les arts du langage : il procède d’une conception plus générale dans laquelle la médiation entre le sensible et l’intelligible, entre l’homme et Dieu, est assurée par les choses-signes. C’est par des signa que Dieu parle dans la Bible et dans le monde de la Création. Leur présence dans le texte sacré n’est donc pas « ornementale » puisque, à condition précisément qu’ils n’arrêtent pas [40], ces signes permettent d’accéder à ce qui est signifié.

On ne s’étonnera guère, dès lors, que dans le livre IV, consacré au « modus proferendi » [41], soient valorisées toutes les modalités d’expression « qui s’écarte[nt] du procédé normal et obvie » [42], qui cultivent les ornements : à son tour, le sage désireux de transmettre le message chrétien gagne à exploiter toutes les ressources du langage. Lui aussi, dit Augustin, doit posséder une « langue bien entraînée au maniement d’un riche vocabulaire et des ornements du style » [43]. En d’autres termes, ce sage n’hésitera pas à être un orateur ; mais il ne se réduira pas à cette maîtrise de l’éloquence profane : ce sera un orateur chrétien, un eloquens ecclesiasticus [44]. Selon cette perspective, la belle expression ne saurait être considérée comme un ornement étranger au discours puisque, en conférant de l’efficacité aux paroles du locuteur [45], elle participe pleinement à la réalisation du programme de conversion [46]. Ce qu’on appelle le travail stylistique est un des moyens mis en œuvre pour cette fin qu’est la transmission de la vérité chrétienne [47]. Le langage orné, par la translatio notamment, transformerait les mots en signes : en cela, il serait propre à devenir « sermo habitus de divinis ».

Aussi semble-t-il que les remarques de Bernard concernant l’ornementation de l’expression ressortissent moins au champ de la littérature qu’à celui d’une rhétorique chrétienne inhérente au discours théologique. On pourrait même faire l’hypothèse que le passage cité ne fait pas seulement référence aux règles du bien écrire prescrites par les artes dictaminis ; il témoignerait plus largement d’un souci qui, chez Bernard, est constant et ne se manifeste pas seulement dans ses écrits épistolaires. Faut-il, en effet, considérer que les Sermons sur le Cantique des cantiques, par exemple, accordent moins d’intérêt à l’écriture et à l’ornementation de l’expression ? En ce sens, on peut remarquer que certains des termes employés par le cistercien dans la lettre à Ogier reprennent aussi des « préceptes de rhétorique » [48], de portée générale, rappelés par Augustin. Ainsi de la varietas qui permet d’être mieux compris [49] et qui ne manque pas d’être agréable [50] ; ainsi également du souci d’intelligibilité [51]. De même, on peut trouver chez Hugues de Saint-Victor des développements sur l’ordre à suivre qui peuvent rappeler les préoccupations de Bernard (« quid denique, cui, vel post, vel ante ponatur ») [52].

Dans tous les cas, il semble bien que l’ornementation à l’aide des figures de rhétorique ne puisse pas être considérée comme la marque d’une hétérogénéité discursive. Ainsi que le note Christine Mohrmann, le texte augustinien fournit plutôt au style bernardin « sa justification théorique » et c’est seulement le « goût stylistique moderne » [53] qui perçoit une disconvenance entre l’écriture du cistercien et sa pensée. Se dégagent alors deux manières de placer la frontière entre les discours. Dans le premier cas, on pourrait parler d’une frontière médiévale : parce que l’ornatus tel qu’il est défini par les traités de rhétorique n’est pas la marque distinctive d’un discours spécifique, la présence de tropes et de figures ne signale pas que sont transgressées les limites du champ de la theologia. À nos yeux, le même ornatus, au contraire, porterait le texte au-delà de la théologie, jusqu’à la littérature. Tel serait un des critères à partir desquels les modernes tracent la ligne séparant le littéraire et le non-littéraire. Ce qui ressort, c’est donc l’historicité de la situation des frontières entre les discours. De manière corollaire, il faudrait sans doute caractériser la nature de la relation entre style et littérature : non pas une relation universelle ou essentielle, mais une relation historique.

Ces propositions soulèvent, semble-t-il, deux interrogations qui ne pourront pas être approfondies dans le cadre de cette étude mais qu’il convient de signaler. Tout d’abord, peut-on, pour l’époque médiévale, repérer une histoire de ces frontières ? Il serait en effet excessif d’assigner à l’ensemble de la période une seule manière de penser les rapports et les limites entre les énoncés. Le Moyen Âge central pourrait fournir un premier poste d’observation. Suivant Jean Leclercq, on peut faire l’hypothèse que s’y côtoient au moins deux manières de tracer les contours du champ de la théologie – en lien, peut-être, avec l’évolution sémantique de theologia. Le spécialiste oppose en effet l’écriture monastique qu’il qualifie de « littéraire » à la langue scolastique, « dépouillée d’ornements, abstraite », acceptant « des mots qui relèvent d’un jargon inesthétique, pourvu qu’ils soient précis » [54]. Pour expliquer cette différence stylistique, il propose une première piste : la promotion de la dialectique dans les écoles, au détriment des autres arts libéraux. Cette deuxième conception, elle aussi authentiquement médiévale, serait détachée des préceptes rhétoriques et pourrait peut-être contribuer à rendre compte du sentiment que peut procurer l’écriture ornée de Bernard.

Les remarques qui précèdent, en outre, invitent à approfondir la question de ce que, après la critique moderne, nous avons appelé le style – l’élément qui, selon la perspective, est ou non inclus dans le champ de la theologia. À bien y regarder, n’y a-t-il pas un décalage entre la reconnaissance de cette qualité par les modernes et les pratiques médiévales ? Au fond, quand les spécialistes de Bernard parlent de la beauté de son style, ils s’attachent essentiellement aux procédés d’un style spécifique, le sermo sublimis : tout se passe comme si celui-ci était le seul qui soit reconnu comme style. Toutefois, l’utilisation chrétienne des théories héritées des anciens s’accompagne d’une profonde modification : la « coupure épistémologique majeure » [55] introduite par l’Incarnation aurait des conséquences au plan rhétorique également. Le principe de la séparation entre les styles tend en effet à être aboli puisque, désormais, le lien entre le sujet et la nature du style n’est plus nécessaire. Cette rupture est longuement analysée par Erich Auerbach qui indique :

l’enseignement central du christianisme, la doctrine de l’Incarnation et de la Passion, était incompatible avec le principe de la séparation des styles. Christ n’était pas venu en héros et en roi, mais en homme de la plus basse condition sociale ; ses premiers disciples furent des pêcheurs et des artisans, il partagea la vie du petit peuple de Palestine, s’entretint avec des publicains et des femmes déshonorées, avec des pauvres, des infirmes et des enfants ; et chacune de ses paroles et de ses actions avait été néanmoins empreinte de la plus grande dignité et plus chargée de sens que tout ce qui s’était jamais produit sur la terre ; le style dans lequel sa vie fut racontée était étranger ou peu s’en faut à la culture oratoire, à la rhétorique au sens antique du mot ; il relevait du sermo piscatorius [56].

L’Incarnation du Fils sous la forme d’un « homme de la plus basse condition sociale » ainsi que la destination universelle du message chrétien, adressé à l’ensemble du peuple de Dieu [57], légitiment à la fois le mélange des styles [58] et un nouveau sermo humilis – désigné aussi comme sermo piscatorius ou, chez Grégoire de Tours par exemple, comme sermo rusticus [59]. Mais peut-on contester à cette forme d’expression le statut de style ? Est-il fondé de ne reconnaître cette qualité qu’à des écrits qui, à l’instar de ceux de Bernard, abondent en procédés du sermo sublimis ? La prise en compte de cette conception chrétienne du sermo humilis inciterait plutôt à penser que ce que nous pouvons percevoir comme absence de style est encore du style – du moins, il est pensé comme tel au Moyen Âge. Ce sermo, au fond, tendrait au spirituel et assurerait la médiation entre l’homme et Dieu selon une autre modalité que le langage orné : il proposerait une kénose semblable à celle de l’Incarnation. Cette hypothèse amènerait, elle aussi, à nuancer la pertinence du critère du style comme critère possible de démarcation entre les discours.

De ces développements il ressort qu’il est plusieurs manières de tracer les frontières d’un champ discursif. L’exemple de Bernard montre que la qualité stylistique peut être intégrée au discours théologique en tant que caractéristique de l’éloquence chrétienne ; mais cette qualité peut aussi être rapportée à un autre discours dès lors qu’elle est sentie comme un ornement superflu ou plutôt supplémentaire (par rapport à la visée d’un discours théologique qu’on a tendance à définir comme science). Le déplacement de cette ligne de démarcation s’accompagnerait, en réalité, de plusieurs autres décalages relatifs à la perception de ce qu’est le style – et ces décalages ne sont pas étrangers, sans doute, aux « mouvements » de la frontière discursive puisqu’ils favorisent l’association entre style et littérature.

  • D’une part, la compréhension de la notion de style tendrait à être progressivement réduite : parmi les différents genera dicendi, on aurait tendance à ne retenir que le sublime. Peut-être faudrait-il mettre cette réduction en rapport avec la dimension axiologique et même éthique du style au Moyen Âge : au XIIe siècle, le style sublime est placé au sommet d’un système hiérarchisé, ce qui ne serait guère compatible avec la valorisation chrétienne d’un nouveau sermo humilis.
  • D’autre part, la lecture des textes médiévaux et le repérage des frontières discursives sont sans doute perturbés par l’évolution ultérieure du concept de style [60]. La valeur stylistique ne se mesure plus à partir du rapport avec le sujet traité (selon la conception matérielle et socio-éthique du style propre au Moyen Âge), mais à partir du rapport avec le « sujet écrivant ». Le bien écrire deviendrait un lieu d’expression de la subjectivité et de la singularité de l’auteur. Pour reprendre deux formules de Dumarsais, le « style personnel » s’est substitué au « style de convenance » [61] et par ce déplacement, la notion de style rencontrerait « les […] théories modernes du génie » [62] et les représentations modernes du travail littéraire [63].
  • Le style, enfin, serait désormais annexé par un nouveau champ discursif, la littérature. De là, on pourrait se demander si l’émergence de l’idée moderne de littérature ne va pas de pair avec l’autonomisation de l’ornementation.

Ces déplacements pourraient souligner non seulement l’historicité des catégories que sont les unités discursives mais aussi l’historicité de leurs contours et, partant, de leur extension : en cela, repérer les frontières pourrait aider à mieux cerner quels sont les facteurs de cohérence des ensembles qu’elles circonscrivent.

Cet examen, nous semble-t-il, peut parfois être un utile préalable à la confrontation des discours. Michel Zink indique ainsi, en une formule qui peut paraître paradoxale, qu’à la différence de ce qu’on peut observer pour certaines traductions en langue vernaculaire, le sens des textes latins de Bernard est « produit par les figures et non par le récit » [64] ; le basculement dans la littérature romane et romanesque [65] coïncide au contraire avec la raréfaction des jeux verbaux autour des références scripturaires et avec l’effacement de l’amplification rhétorique. Ce que nous avons appelé l’ornement stylistique, loin d’être le signe d’une altérité pour le texte monastique, marque son identité discursive. C’est précisément lorsque la narration tend à se substituer à ces figures que la translatio linguistique s’accompagne d’une translatio d’une autre nature, la « dérive vers le roman » [66]. En ce sens, si La Queste del Saint Graal manifeste beaucoup moins que d’autres fictions contemporaines sa dette à l’égard des préceptes indiqués dans les arts poétiques [67], il ne faut peut-être pas voir dans cette atténuation de l’ornatus l’indice d’une relation avec le discours théologique…

Notes

[1] Nous voulons remercier Anne Rochebouet qui nous a donné l’idée de cette étude ainsi qu’Éléonore Andrieu et Jean-René Valette qui ont eu la gentillesse de la relire et de nous faire un grand nombre de suggestions stimulantes.

[2] La différence linguistique en est souvent le signe. Sur cet aspect, voir notamment Jean-Marie Fritz, « Le poids du bilinguisme latin/français dans l’opposition philosophie/littérature au Moyen Âge », dans Jean-Jacques Wunenburger (dir.), Chemins croisés. Discours littéraire et invention philosophique, Dijon, CRDP de Bourgogne, 1994, p. 29-42.

[3] Cette expression a notamment été utilisée, dans des sens un peu différents, par Michel Foucault (L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 1969, p. 42) et Dominique Maingueneau : voir la présentation qu’il propose à l’entrée « Champ discursif », dans Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau (dir.), Dictionnaire d’analyse du discours, Paris, Éditions du Seuil, 2002, p. 97.

[4] Dominique Poirel, Hugues de Saint-Victor, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Initiations au Moyen Âge », 1998, p. 60. Voir également id., « Pierre Abélard, Hugues de Saint-Victor et la naissance de la “théologie” », dans Perspectives médiévales, 31, 2007, p. 45-85.

[5] Voir notamment les travaux de Michel Foucault et, par exemple, L’Archéologie du savoir, op. cit., p. 35. Pour la période médiévale, sont essentielles les observations de Michel Zink (Poésie et Conversion au Moyen Âge, Paris, PUF, coll. « Perspectives littéraires », 2003, « Avant-propos », p. 1-5) qui indique dans quel cadre et à quelles conditions la notion de littérature peut être conservée.

[6] « Comme l’ont signalé de nombreux auteurs, au sens strict, ce que nous entendons par “littérature” date seulement du XIXe siècle. Auparavant, les constellations sociales où brillent les œuvres étaient tout autres ; on était loin, en particulier, d’une évidente autonomie, telle qu’elle apparaît constitutive de la sphère littéraire à partir des années 1850 » (Éric Méchoulan, Le Livre avalé. De la littérature entre mémoire et culture (XVIe-XVIIIe siècle), Montréal, Presses universitaires de Montréal, coll. « Espace littéraire », 2004, p. 9).

[7] Hugues de Saint-Victor, De Arca Noe morali, IV, 8, PL 176, 674.

[8] Voir par exemple La Traduction en prose française du XIIe siècle des Sermones in Cantica de saint Bernard, éd. Gregory Stewart, Amsterdam, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1994.

[9] La Queste del Saint Graal, éd. Albert Pauphilet, Paris, Champion, coll. « CFMA », 1923. L’article fondateur concernant la parenté entre ce roman et la pensée bernardine est celui d’Étienne Gilson, « La mystique de la grâce dans La Queste del Saint Graal », dans Romania, 51, 1925, p. 312-347.

[10] Nous reprenons cette formule à Michel Zink qui l’utilise à propos de la zone se trouvant à l’intersection des « deux littératures, latine et romane, et [d]es deux cultures, cléricale et profane » (Michel Zink, La Prédication en langue romane avant 1300 [1976], Paris, Champion, coll. « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 1982, p. 11).

[11] Parmi de très nombreuses références, outre les études d’Étienne Gilson et de Michel Zink déjà citées, signalons l’article de Michel Zink, « Traduire saint Bernard : quand la parabole devient roman », dans Douglas Kelly (dir.), The Medieval Opus. Imitation, Rewriting and Transmission in the French Tradition, Amsterdam/Atlanta, Rodopi, coll. « Faux Titre », 1996, p. 29-42 et l’ouvrage de Jean-René Valette, La Pensée du Graal. Fiction littéraire et théologie (XIIe-XIIIe siècle), Paris, Champion, coll. « Nouvelle bibliothèque du Moyen Âge », 2008.

[12] Les ornements relèvent de la partie de la rhétorique consacrée à l’elocutio : dans le cas de l’ornement difficile, il s’agit des tropes ; dans le cas de l’ornement facile, des couleurs de rhétorique (figures de mots et figures de pensée).

[13] Ainsi, chez Hugues de Saint-Victor : « dicta autem theologia quasi sermo habitus de divinis, theos enim Deus, logos sermo vel ratio interpretatur. theologia igitur est, quando aut ineffabilem naturam Dei aut spirituales creaturas ex aliqua parte profundissima qualitate disserimus » (Hugues de Saint-Victor, Didascalicon. De studio legendi, II, 2, éd. Charles Henry Buttimer, Washington, the Catholic University Press, coll. « Studies in Medieval and Renaissance Latin », 1939, p. 25 ; « Theologia signifie “parole concernant les choses divines” puisque theos se traduit par “Dieu” et logos par “parole” ou “raison”. Donc nous faisons de la théologie quand nous discutons, d’un certain point de vue, avec la plus grande pénétration, sur la nature ineffable de Dieu ou sur les créatures spirituelles » [Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire. Didascalicon, trad. Michel Lemoine, Paris, Éditions du Cerf, 1991, p. 94]). C’est sur ce passage que s’appuie Dominique Poirel pour mettre en valeur l’évolution sémantique du terme (Hugues de Saint-Victor, op. cit., p. 60). Dans tout cet exposé, lorsque nous parlons de théologie ou de discours théologique, nous nous référons à ce sens ancien.

[14] Voir notamment l’article récent de Cédric Giraud, « Du silence à la parole : le latin spirituel d’Hugues de Saint-Victor dans le De vanitate mundi », dans Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Âge, 77, 2010, à paraître. Nous remercions Cédric Giraud de nous avoir communiqué cette étude.

[15] L’expression est reprise à Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu. Initiation aux auteurs monastiques du Moyen Âge [1957], Paris, Éditions du Cerf, 1990. L’auteur explique (en particulier p. 28 sq.) qu’il y aurait presque une contradiction entre ces deux désirs puisque, par définition, dans le cadre monastique, l’amour de Dieu est exclusif du goût pour les lettres. S’agissant du jeune Bernard, son désir de devenir un homme de lettres a souvent été signalé : voir notamment les textes médiévaux cités par Étienne Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard [1934], Paris, Vrin, coll. « Études de philosophie médiévale », 1969, p. 81, note 1.

[16] Gerardo Andria, Retorica e Mistica nel De Diligendo Deo di Bernardo di Chiaravalle, Salerno, Scuola arti graf. dell’Istituto Maschile Umberto I, 1980.

[17] Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », Studi medievali, 3/9, 1968, p. 688.

[18] Ibid., p. 690. Sur cet aspect de l’œuvre de Bernard, voir également id., Recueil d’études sur saint Bernard et ses écrits, Roma, Edizioni di storia e letteratura, coll. « Storia et letteratura », 1969, vol. 3, p. 145-162.

[19] Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », art. cit., p. 688.

[20] Ibid., p. 690.

[21] Tel est d’ailleurs le titre de la section qui, dans l’article de Jean Leclercq, est consacrée à cet aspect : « Littérature et théologie » (ibid., p. 688). En ce sens, voir également id., L’Amour des lettres et le désir de Dieu, op. cit., p. 139-141.

[22] Cf. Bernard de Clairvaux, Apologia ad Guillelmum s. Theodorici Abbatem, XI-XIII, PL 182, 914-918. Ce passage célèbre est d’ailleurs « un magnifique exemple de style orné et même apprêté » (Michel Zink, Poésie et Conversion, op. cit., p. 171, note 1).

[23] Voir également Stanislas Breton (« Saint Bernard et le Cantique des cantiques », dans Collectanea cisterciensia, 47, 1985, p. 110-118) qui note un décalage entre le discours de Bernard et une expérience spirituelle qui, par sa nature, appellerait plutôt une expression faite « de fulgurations intermittentes ou de rhapsodiques exclamations » (ibid., p. 111).

[24] Étienne Gilson, La Théologie mystique de saint Bernard, op. cit., p. 81-82.

[25] Voir les jugements recensés par Christine Mohrmann, « Observations sur la langue et le style de saint Bernard », dans Sancti Bernardi Opera, éd. Jean Leclercq, Henri Rochais et Charles Hugh Talbot, Romae, Editiones cistercienses, 1958, t. 2, p. IX.

[26] Ibid., p. X.

[27] Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », art. cit., p. 693.

[28] Bernard de Clairvaux, Lettres, 89, 1, éd. Jean Leclercq et Henri Rochais, trad. Henri Rochais, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Sources chrétiennes », 2001, t. 2, p. 486-488.

[29] Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », art. cit., p. 693.

[30] Nous ne pensons pas que toutes les études qui évoquent le « style littéraire » ou la « manière littéraire » de Bernard indexent par ce fait le discours du spirituel à la littérature. L’emploi de cet adjectif, le plus souvent, signale simplement la qualité de l’écriture bernardine. Il nous semble que l’interprétation est un peu différente lorsqu’il est question de la littérature (sans expansion nominale) : cette expression révèlerait que la littérature serait conçue comme une catégorie relevant d’une autre essence que la théologie. Dans tous les cas, les développements que nous présentons ici sont surtout des pistes en lien avec une interrogation que ces études ont fait naître : dans quelle mesure les écrits de Bernard relèvent-ils de la littérature ?

[31] La valeur « esthétique » de l’écriture de Bernard n’est pas en cause : la rhétorique médiévale présente l’ornatus comme un procédé d’embellissement et, pour la sensibilité moderne, l’œuvre du cistercien est un exemple de la beauté du « style monastique » (Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu, op. cit., p. 140). La question serait de savoir s’il faut considérer cette qualité stylistique comme une « beauté en surplus » ou comme une beauté nécessaire.

[32] Bernard de Clairvaux, Lettres, 89, 1, éd. cit., p. 487-489.

[33] Certains des termes employés par Bernard appartiennent aussi au lexique de l’exégèse (« littera », « sententia ») mais il semble que dans le contexte de la correspondance avec Ogier ce ne soit pas cette acception qui convienne. Jean Leclercq signale d’ailleurs que les « doctes » évoqués à la fin du passage sont les théoriciens du dictamen (grammairiens et rhétoriciens) : voir Jean Leclercq, « Essais sur l’esthétique de saint Bernard », art. cit., p. 693.

[34] La formule est empruntée à Éric Méchoulan, Le Livre avalé, op. cit., p. 9. L’auteur s’inspire du titre de Hans Belting, Image et Culte. Une histoire de l’image avant l’époque de l’art [1990], trad. Frank Muller, Paris, Éditions du Cerf, coll. « Histoire », 2007.

[35] André Mandouze, « Le Livre IV du De doctrina christiana : un De oratore chrétien », dans Actes du 11e congrès de l’Association Guillaume Budé, Paris, Les Belles Lettres, 1985, t. 2, p. 127-128.

[36] « Sciant autem litterati modis omnibus locutionis, quos grammatici graeco nomine tropos uocant, auctores nostros usos fuisse et multiplicius atque copiosius, quam possunt existimare uel credere, qui nesciunt eos et in aliis ista didicerunt. Quos tamen tropos qui nouerunt, agnoscunt in litteris sanctis eorumque scientia ad eas intellegendas aliquantum adiuuantur » : « Que les personnes instruites sachent en outre que toutes les figures de style que les grammairiens désignent par le nom grec de “tropes” nos auteurs [il s’agit des auteurs des livres saints] en ont fait usage, et cela plus souvent et avec plus d’abondance que ne peuvent le penser ou le croire ceux qui ne les connaissent pas et qui ont appris ces figures chez d’autres écrivains. Cependant ceux qui connaissent ces tropes les retrouvent dans les saintes Écritures, et la connaissance qu’ils en ont les aide quelque peu à les comprendre » (saint Augustin, La Doctrine chrétienne, III, XXIX, 40, éd. Josef Martin, trad. Madeleine Moreau, Paris, Institut d’études augustiniennes, coll. « Bibliothèque augustinienne », 1997, p. 288-289).

[37] Voir par exemple ibid., II, VI, 7-8, p. 142-145.

[38] C’est, à de nombreuses reprises, à cette origine qu’Augustin attribue l’ornementation du texte sacré. Voir par exemple ibid., IV, VI, 10, p. 332-333.

[39] Voir en ce sens l’analyse des procédés présents dans certains passages pauliniens : les figures donnent au texte « pour ainsi dire son visage, qui charme et émeut même les ignorants » (ibid., IV, VII, 13, p. 339 ; « quasi eius uultum, quo etiam indocti delectantur mouenturque » [ibid., p. 338]).

[40] « Vae qui derelinquunt te ducem et oberrant in uestigiis tuis, qui nutus tuos pro te amant, et obliuiscuntur quid innuas, o suauissima lux purgatae mentis sapientia ! Non enim cessas innuere nobis quae et quanta sis, et nutus tui sunt omne creaturarum decus. […] Similes autem sunt, qui ea quae facis pro te amant, hominibus, qui, cum audiunt aliquem facundum spaientem, dum nimis suauitatem uocis eius et structuras syllabarum apte locatarum auide audiunt, amittunt sententiarum principatum, cuius illa uerba tamquam signa sonuerunt » : « Malheur à ceux qui t’abandonnent, toi le guide, et s’égarent parmi tes vestiges, ceux qui aiment tes signes au lieu de toi, et oublient ce que tu leur signifies, ô Sagesse, lumière très douce de l’esprit purifié ! Car tu ne cesses de nous signifier qui tu es et quelle est ta grandeur, et tes signes sont toute la parure des créatures. […] Mais les hommes qui aiment ce que tu fais au lieu de toi sont semblables à des gens qui écoutent un sage disert : ils écoutent trop avidement la douceur de sa voix et l’agencement des syllabes bien posées, et ils perdent la prééminence des idées dont les mots sonores sont les signes » (saint Augustin, De libero arbitrio, II, 16, 43, éd. et trad. Goulven Madec, Paris, Desclée de Brouwer, coll. « Bibliothèque augustinienne », 1976, p. 356-357).

[41] Saint Augustin, La Doctrine chrétienne, IV, I, 1, éd. cit., p. 320.

[42] Erich Auerbach, Figura [1938], trad. Marc-André Bernier, Paris, Belin, coll. « L’extrême contemporain », 1993, p. 26. Telle est la manière dont Quintilien définit la figure. Nous renvoyons à cette étude pour les rapports entre le concept de figure de rhétorique et la pensée de la figura et de la praefiguratio dans le monde chrétien.

[43] « Quaecumque sunt de hac re obseruationes atque praecepta, quibus, cum accedit in uerbis plurimis ornamentisque verborum linguae solertissima consuetudo, fit illa quae facundia uel eloquentia nominatur » : « tous les principes et tous les préceptes de cet art, quand il s’y ajoute la pratique très habile d’une langue bien entraînée au maniement d’un riche vocabulaire et des ornements du style, constituent ce qu’on appelle talent oratoire ou éloquence » (saint Augustin, La Doctrine chrétienne, IV, III, 4, éd. cit., p. 322-323).

[44] Ibid., IV, XIII, 29, p. 362 par exemple.

[45] Sur l’importance de ce critère, cf. Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe (Ve-VIIIe siècle), Paris, Éditions du Seuil, coll. « Points. Histoire », p. 200-201.

[46] Voir saint Augustin, La Doctrine chrétienne, IV, V, 7-8, éd. cit., p. 328-331.

[47] Dans le Didascalicon qui reprend certains développements du De doctrina christiana, Hugues de Saint-Victor note d’ailleurs l’intérêt de l’apprentissage du trivium ; simplement, comme Augustin, il insiste sur le statut de ces disciplines et sur leur subordination à la recherche de la vérité. On le voit, le bien écrire ainsi défini est loin de posséder cette « évidente autonomie » qui signale l’émergence de la littérature et que Michel Zink refuse à la littérature médiévale (Poésie et Conversion, op. cit., p. 3 notamment).

[48] « rhetorica […] praecepta » (saint Augustin, La Doctrine chrétienne, IV, I, 2, éd. cit., p. 320-321).

[49] « uersandum est quod agitur, multimoda varietate dicendi  » : « il faut tourner et retourner son sujet en variant de multiples manières ses expressions » (ibid., IV, X, 25, p. 356-357).

[50] Ibid., IV, XXII, 51, p. 406-407.

[51] S’inspirant de Cicéron, Augustin rappelle ainsi quels sont les buts de l’orateur chrétien : « eum qui sapienter dicit, si etiam eloquenter uult dicere, id agere debere ut intellegenter, ut libenter, ut oboedienter audiatur » (ibid., IV, XXVI, 56, p. 414 ; « à savoir que celui qui parle avec sagesse, s’il veut aussi parler avec éloquence doit faire en sorte qu’on l’écoute avec intelligence, avec plaisir et avec docilité » [ibid., p. 415]).

[52] Le victorin indique ainsi qu’il existe deux types de dispositio : « naturalis, videlicet quando res eo refertur ordine quo gesta est, et artificialis, id est, quando id quod postea gestum est prius narratur, et quod prius, postmodum dicitur » (Hugues de Saint-Victor, Didascalicon, III, 8, éd. cit., p. 58 ; « L’arrangement est naturel quand les faits sont rapportés dans l’ordre où ils sont arrivés, artificiel quand ce qui est arrivé après est arrivé avant, et vice versa » [Hugues de Saint-Victor, L’Art de lire, op. cit., p. 140]). Cette distinction entre l’ordo naturalis et l’ordo artificialis est fréquente ; elle apparaît également dans certains arts rhétoriques consacrés aux ouvrages de fiction.

[53] Christine Mohrmann, « Observations sur la langue et le style de saint Bernard », art. cit., p. XI.

[54] Jean Leclercq, L’Amour des lettres et le désir de Dieu, op. cit., p. 139.

[55] Nous reprenons cette expression à Alexandre Leupin (Fiction et Incarnation. Littérature et théologie au Moyen Âge, Paris, Flammarion, coll. « Idées et recherches », p. 10) qui s’inspire des analyses d’Alexandre Kojève dans le champ des sciences et les applique à la littérature. Voir ibid., p. 7-18.

[56] Erich Auerbach, Mimésis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale [1945], trad. Cornélius Heim, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1968, p. 82-83. Sur cet aspect, voir également ibid., p. 52, 56-57, 74 sq., et 161 sq. ainsi que Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe, op. cit., p. 181 sq. L’importance du rôle du Nouveau Testament dans cette rupture a toutefois été nuancée par François Rastier, Arts et Sciences du texte, Paris, PUF, coll. « Formes sémiotiques », 2001, p. 169, note 3.

[57] Cf. Michel Banniard, Genèse culturelle de l’Europe, op. cit., p. 200-201.

[58] Cette conception de la rhétorique apparaît notamment dans le De doctrina christiana d’Augustin.

[59] Voir les propos éclairants de cet auteur qu’Erich Auerbach cite dans Mimésis, op. cit., p. 104.

[60] Sur cet aspect, voir les pages éclairantes de François Rastier, Arts et Sciences du texte, op. cit., p. 167 sq.

[61] Ibid., p. 169-170.

[62] Ibid., p. 169.

[63] C’est ce que souligne François Rastier (ibid., p. 172). On peut d’ailleurs constater que l’extrait de la lettre à Ogier cité plus haut propose une telle peinture. Bernard y regrette même que le temps et les efforts consacrés à l’écriture l’accaparent trop et finissent par le « divertir ».

[64] Michel Zink, « Traduire saint Bernard… », art. cit., p. 42.

[65] Ibid., p. 35.

[66] Ibid., p. 36.

[67] C’est ce que nous avons montré dans la deuxième section de notre thèse : Marie-Pascale Halary, Beauté et littérature au tournant des XIIe et XIIIe siècles (à paraître aux éditions Champion).