Réflexions autour d'un projet d'édition numérique de la Queste del saint Graal - Reverdie

Réflexions autour d’un projet d’édition numérique de la Queste del saint Graal

jeudi 1er juillet 2010, par Vanessa Obry

Présenté lors de la séance du 26 janvier 2010.

Cette contribution propose quelques pistes de réflexion sur le projet d’édition numérique de la Queste del saint Graal, en cours de réalisation par une équipe de chercheurs réunis autour de Christiane Marchello-Nizia [1]. Réalisée par des linguistes diachroniciens, cette édition électronique s’adresse explicitement à un public de linguistes, qui doivent y trouver un outil de travail. L’édition est encore en cours de réalisation et on accède actuellement, à partir du site de la Base de Français Médiéval, à un prototype de la future édition complète.

Il ne s’agira pas ici de présenter de façon exhaustive le projet et ses enjeux, mais d’observer certains de ses aspects qui peuvent contribuer à la réflexion sur la possibilité de réalisation d’une édition à visée linguistique d’un texte médiéval : quelles sont les caractéristiques qui font de cette édition une édition linguistique, ou du moins un édition pour linguistes ? et quelles solutions cette édition propose-t-elle dans le cadre de l’élaboration d’une édition à visée linguistique ?

Des principes d’éditions...

Les choix philologiques qui président à cette édition sont présentés dans l’introduction rédigée par Christiane Marchello-Nizia. Le manuscrit édité est le manuscrit K de la Queste del saint Graal, conservé à la Bibliothèque municipale de Lyon, cote Palais des Arts, 77 et datant de la fin du XIIIe siècle. Il s’agit du témoin déjà choisi comme manuscrit de base par Albert Pauphilet, dans l’édition à ce jour la plus répandue du roman [2]. Face aux choix des éditeurs précédents, l’introduction affiche une volonté de grande fidélité au manuscrit. L’objectif est en effet de donner à lire « une version ayant réellement circulé au 13e siècle (…) une version “usagée” en quelque sorte, et non pas une version idéalisée et reconstruite ». Cette fidélité revendiquée se traduit par un nombre assez limité d’interventions, mais surtout par le soin de rendre visibles toutes les interventions éditoriales, y compris celles qui ne semblent pas a priori appeler de discussion particulière. C’est la raison pour laquelle l’introduction donne une liste de toutes les modifications, des modalités de résolution des abréviations, de distinction des voyelles etc.

Le principe de fidélité concerne tout particulièrement ce qui relève de l’organisation du texte et de la page manuscrite. L’intérêt pour la disposition et la segmentation du texte à plusieurs échelles rejoint ainsi celui d’un certain nombre de linguistes pour l’organisation textuelle.

L’attention se porte sur trois éléments :
- les articulations du texte : il s’agit de garder une trace des initiales ornées, des rubriques et de toutes les marques de mise en page
- la disposition de la page : l’édition reproduit les sauts de ligne, de colonne et de folio
- la ponctuation : tous les signes présents dans le manuscrit trouvent un équivalent dans l’édition. L’introduction élabore ainsi un système pour rendre compte de la ponctuation médiévale.

Par delà la question de la fidélité, il s’agit donc avant tout d’indiquer et de rendre accessible l’ensemble des interventions de l’éditeur. Ce sont l’apparat de l’édition et la forme de l’objet numérique lui-même qui permettent de donner une visibilité à cette intervention éditoriale.

… à l’édition « numérique interactive »

La caractéristique principale de ce projet d’édition est en effet de permettre la consultation de différentes vues du même texte. Le travail, présenté dans l’introduction comme une édition « multi-facettes, dynamique et interactive », consiste à mettre en parallèle cinq versions du texte, dont trois constituent des étapes de l’édition.

Ces vues sont :
- une image numérisée du folio du manuscrit
- une édition dite « courante », normalisée, qui suit les principes fixés dans l’introduction
- une édition diplomatique, où seule la ponctuation présente dans le manuscrit s’affiche, où les résolutions d’abréviations sont en couleur, où les intentions de correction sont signalées et où la segmentation du texte n’est pas normalisée.
- une version dite « facsimilé » ou « ultradiplomatique », qui transcrit les caractères du manuscrit grâce à un jeu de caractère spécialement établi, sans corrections ni résolutions des abréviations. Ces différentes versions du texte peuvent être consultées soit séparément, soit mises en regard deux à deux, au choix du lecteur de l’édition. On en trouve un exemple à cette adresse.

En outre, l’édition est enrichie d’étiquettes morpho-syntaxiques. Cet étiquetage constitue une première analyse linguistique du texte et un moteur de recherche permet d’exploiter les informations. Le logiciel de recherche associé permet alors des requêtes portant sur des mots, dans chacune des strates du texte, mais aussi des propriétés des mots.

Une édition pour linguistes

Ce projet s’inscrit donc dans la tendance éditoriale qui donne lieu actuellement à des tentatives de réaliser une édition électronique qui ne soit pas un livre en ligne, mais qui exploite les possibilités de l’outil informatique.

L’objet électronique ainsi constitué est en rapport étroit avec les pratiques de la linguistique de corpus. Le texte est pris comme un ensemble de données réunies et rendues accessibles grâce à un outil de recherche. Le but premier de cette édition est donc de donner le plus d’informations possible et les moyens d’exploiter ces informations. Mais, à la différence des bases de données les plus usuelles, l’édition permet un véritable accès au texte. La recherche d’une prise de conscience de l’intervention éditoriale répond surtout à un problème posé par les bases de données linguistiques, qui regroupent les données textuelles en leur donnant un statut équivalent, alors même que les principes qui ont présidé à l’édition des textes numérisés ne sont pas nécessairement les mêmes pour chaque texte du corpus, et sont rarement exposés en complément de la base de données.

Ce type d’édition peut sans doute également être un outil précieux pour l’observation des pratiques d’éditions elles-mêmes, dans un but pédagogique ou non, afin de mesurer la part des interventions de l’éditeur.

Nous sommes donc face à une édition à visée linguistique dans la mesure où elle anticipe le travail du linguiste et lui donne un outil informatique pour exploiter différents niveaux d’informations. Mais cela ne répond pas à la question de la pratique éditoriale à visée linguistique : c’est plutôt l’apparat et le mode de présentation de l’édition qui s’adresse aux linguistes.

Variantes

Cet apparat de l’édition n’est pas constitué des variantes, mais il contient les étapes antérieures à l’établissement du texte normalisé. L’édition propose ainsi un état de langue unique, celui d’un témoin manuscrit, tout en posant la mise à disposition des variantes comme un horizon du travail. On lit en effet dans l’introduction :

« L’édition du manuscrit K que nous présentons ici est la première étape d’une entreprise qui vise à offrir aux lecteurs et aux chercheurs des outils aussi fiables que possibles, aussi confortables d’utilisation que possible, et qui puissent donner la vision de ce qu’est l’existence et la vie d’une œuvre au Moyen Âge, à travers le support des manuscrits. Si de la Queste il nous est resté plus d’une cinquantaine de manuscrits des 13e et 14e siècles, c’est que cette œuvre a connu un très grand succès durant ces deux siècles. Peut-être un jour parviendrons-nous à donner le texte de chacun de ces manuscrits. »

Le projet se présente comme un pas vers l’édition idéale souhaitée par Bernard Cerquiglini dans l’Éloge de la variante [3], une édition informatique totale, mais dont les conditions techniques sont très loin d’être réalisées. On peut en effet se demander quelle serait la lisibilité d’une édition multifacette qui mettrait en regard les quelques cinquante manuscrits de la Queste del saint Graal.

Notes

[1] Christiane Marchello-Nizia, qui est l’auteur de l’édition du texte en elle-même, assistée par Alexei Lavrentev, tous deux étant entourés de linguistes diachroniciens du laboratoire ICAR (Lyon 2 / ENS-LSH, Interaction Corpus Apprentissage Représentation).

[2] Parue pour la première fois aux éditions Champion en 1923, l’édition d’Albert Pauphilet a été plusieurs fois rééditée par le même éditeur, dans la collection des Classiques Français du Moyen Âge.

[3] Bernard Cerquiglini, L’Éloge de la variante, Histoire critique de la philologie, Paris, Éditions du seuil, 1989.